Les premières affiches de prévention du cancer (1923-1965)

À la uneHistoire(s)

Publié le 26/02/2025
Modifié le 10/03/2025
par Nathalie Huchette
Temps de lecture: 11mn
Dans les années 1920, les affiches de prévention du cancer s’imposent dans l’espace public comme des outils éducatifs. Elles visent à faire évoluer l'image de fatalité liée à la maladie et encouragent le dépistage précoce. Pour ce faire, leur esthétique mêle symboles antiques, références religieuses et promesses de progrès médical. Illustrant l'émergence d’une véritable politique de lutte contre le cancer, leur message principal reste d'actualité.

Le Musée Curie conserve huit affiches historiques de lutte contre le cancer diffusées dans l’hexagone, qui sont présentées ici. Revenons sur le contexte de leur création, décryptons leur composition artistique et analysons leur impact sur l’imaginaire collectif.

Naissance de « l’affiche publicitaire anticancéreuse »

Dès les années 1920, de grandes affiches colorées aux textes brefs autoritaires apparaissent sur les murs des villes, des mairies, du métro et des gares. Le message est clair : « le cancer peut être guéri », surtout si son diagnostic est précoce, donc « tuez-le dès son début ». Ces campagnes visent à combattre l’idée selon laquelle le cancer est une condamnation irrémédiable et à inciter les malades à consulter plus tôt pour bénéficier d’un traitement, évitant ainsi de nombreux décès prématurés. C’est au tout début des années 1920 que le cancer est reconnu comme un enjeu de santé publique. Les premiers Centres de lutte contre le cancer (CLCC) sont créés dans l’entre-deux-guerres, dotés d’équipements modernes de radiothérapie . Dans ce contexte, les affiches de prévention deviennent des outils d’éducation sanitaire incontournables.

Affiche de la maison d'édition La Frégate de 1950 - (c) Musée Curie

Ces affiches reflètent un changement culturel profond. La publicité, empruntée aux États-Unis, s'immisce de plus en plus dans l'espace public, y compris dans le domaine de l'éducation sanitaire, où elle avait déjà été utilisée pour la sensibilisation à la tuberculose. Malgré l’émergence de nouveaux médias comme la radio et le cinéma, l’affiche reste longtemps privilégiée. Cette influence publicitaire modifie non seulement les méthodes de communication, mais aussi les perceptions et comportements des populations. Une transition s’opère vers une société davantage axée sur la prévention et l'information par le biais de supports visuels attractifs et persuasifs.

Deux époques, deux styles, un message unique

Des publicitaires et artistes renommés sont sollicités pour créer des affiches anticancéreuses. Parmi eux, Jacques Nam (en 1923), André Wilquin (en 1947 et en 1952), Bernard Villemot (entre 1962 et 1964), Paul Colin (en 1950) et Guy Georget (en 1958 et 1965) ont redéfini l’iconographie de la lutte contre le cancer. Leurs œuvres intègrent diverses représentations et symboles qu'il est intéressant d'explorer et d'interpréter.

En bref : lecture des symboles récurrents

La métaphore guerrière :
• Une femme en tunique drapée évoque les déesses antiques ou la Vierge de miséricorde figurant protection et courage.

• Des armes comme l’épée et le bouclier renvoient à la justice et au combat.

• Le crabe, symbole du cancer depuis l’Antiquité, est une allégorie du mal sournois à combattre.

La métaphore du progrès scientifique :
Microscope et éprouvettes sont des symboles contemporains de la médecine et de la recherche biomédicale

Affiche illustrée par Jacques Nam de 1923 - (c) Musée Curie

Les années 1920-1950 : des symboles anciens revisités

Dans ses débuts, l’iconographie des affiches de prévention s’inspire des mythologies grecques, chrétiennes et médiévales. Les artistes procèdent par allégorisation et superposition de symboles. Le crabe, métaphore du cancer depuis l’Antiquité, incarne le mal à combattre. L’étymologie du mot « cancer », liée à l’analogie avec la bête à pinces carapacée, évoque la menace dévorante et sournoise.

Une femme en tunique drapée, rappelant la statuaire antique, armée d’une épée ou d’un bouclier, incarne fréquemment « la lutte contre le cancer ». Ces attributs, l’épée et le bouclier, traditionnellement associés aux divinités de l’Olympe comme Diane ou Minerve, symbolisent la force, le courage et la sagesse. Ces représentations s’inscrivent dans le courant néoclassique. Dans la France de l’entre-deux-guerres, ce style austère est privilégié par les milieux officiels pour les commandes publiques architecturales, à l’image du Palais de Chaillot construit en 1937. Le néoclassicisme y est apprécié pour sa valeur emblématique d’ordre et de stabilité, répondant aux besoins d’une société en quête de repères après les tumultes de la Première Guerre mondiale.

Affiche d’André Wilquin de 1947 - (c) Musée Curie

Par ailleurs, ces symboles – épée et écu – trouvent leurs racines dans l’iconographie monarchique médiévale, où ils étaient des manifestations ostentatoires de la puissance et de l’autorité des monarques. Transposés au XXe siècle, ces emblèmes féodaux acquièrent une dimension nouvelle : ils symbolisent la justice et la souveraineté des institutions engagées dans la lutte contre le cancer, en association étroite avec l’Etat. Cette mise en scène visuelle vise à illustrer la détermination collective à vaincre le Mal, en s’appuyant sur des références historiques de force et de résilience sociale.

D’où vient l’analogie entre le cancer et le crabe ?

Le terme « cancer » trouve ses origines dans le grec karkinos et le latin cancros, signifiant tous deux « crabe ». C’est Hippocrate, célèbre médecin et philosophe de l’Antiquité grecque, qui aurait introduit cette analogie. Il aurait observé que les douleurs vives et persistantes associées à la maladie rappelaient les pincements d’un crabe, tandis que les protubérances des tumeurs évoquaient les pattes de l’animal. Cette comparaison visuelle et symbolique a traversé les siècles pour désigner cette pathologie complexe.

Premier logo de la Ligue contre le cancer dessiné par Jacques Nam en 1919 - (c) Musée Curie

Le cancer, héritier des symboliques religieuses

Lors de la pandémie de « peste noire », le principal recours consistait à se vouer à la « médecine de la religion », tandis que face au cancer, c’est vers la rationalité laïque et la médecine scientifique que la société moderne doit se tourner, comme cela a été le cas pour la tuberculose.
Le sous-titre du premier logo de la Ligue contre le cancer dessiné par Jacques Nam en 1919, « la science vous préservera du cancer » illustre parfaitement cette évolution. Par ailleurs, la phrase « Méfiez-vous », présente sur les affiches de 1926, 1947 et 1952, fait écho aux injonctions bibliques appelant à la vigilance contre les « faux prophètes », faisant ici allusion aux charlatans médicaux dispensant des pratiques de soins non conventionnelles. Ces derniers, rivaux de la médecine officielle, trouvent souvent un public parmi les populations des milieux défavorisés, notamment les habitants des zones rurales, où la défiance envers la science moderne persiste. Ainsi, le principal défi auquel se heurte la médecine scientifique réside dans la résistance des mentalités qu’elle cherche à transformer à travers cette propagande visuelle.

Réminiscence des fléaux ancestraux

"La grande faucheuse" en une du supplément du dimanche du Petit journal du 19 février 1911 (c) BnF Gallica

Les influences chrétiennes sont manifestes dans cette iconographie de la lutte contre le cancer. Prenons, par exemple, l'image de la femme aux bras écartés visible sur plusieurs affiches : cette figure évoque fortement la Vierge de miséricorde, revêtue d’un manteau protecteur, une icône fréquemment rencontrée dans la peinture chrétienne. Le manteau, en tant que symbole protecteur, ainsi que la posture d’orante de la Vierge, étendant son voile pour abriter les pécheurs, ont largement alimenté l’iconographie de la peste au XVIIe siècle. La Vierge est ainsi perçue comme le plus ancien des « saints antipesteux ». En ce début de XXe siècle, la peste reste un souvenir bien présent. Le Petit Journal, l'un des quatre plus grands quotidiens français, ravive l’image du fléau séculaire dans son supplément illustré du dimanche 19 février 1911. Il met à sa Une un dessin représentant « la grande faucheuse » à l’occasion d’une épidémie qui frappe la Mandchourie. Au XIVe siècle, alors que la peste noire faisait des ravages, la faucheuse était l’allégorie terrifiante de la mort, venue happer les vivants d’un coup de faux. Cette même allégorie se retrouve sur une affiche de 1940 d’André Wilquin.

Affiche de Bernard Villemot, années 1960 - (c) Musée Curie

Les affiches de cette période allient texte et image dans une même visée éducative. Texte et illustration se répondent, les images fonctionnant comme un interprétant du texte en explicitant dans un langage métaphorique et suggestif ce que disent les mots. Les slogans comme « Le cancer, tuez-le dès son début » résonnent avec des images allégoriques, où une femme armée combat un crabe monstrueux. Cette métaphore guerrière, inspirée des discours hygiénistes du XIXᵉ siècle, souligne l’urgence d’agir et place les Centres de lutte contre le cancer comme solution de guérison.

Le rôle de la Ligue contre le cancer

Les affiches de prévention du cancer sont commandées principalement par la Ligue contre le cancer créée en 1918. Cette association, régie par la loi de 1901, poursuit trois objectifs principaux : apporter une aide sociale aux malades, collecter des fonds et sensibiliser le public. Initialement mandatée par le ministère de l’Hygiène publique, ancêtre du ministère de la santé, elle s'inspire des pratiques nord-américaines, notamment de l'American Society for the Control of Cancer. Avec la création de l’Office national d’hygiène sociale en 1926, en charge de l’éducation sanitaire de la population, la Ligue participe à des campagnes de communication de santé publique de grande envergure.

Affiche de Paul Colin de 1950 - (c) Musée Curie

Les années 1950-60 : la rationalité scientifique

Après-guerre, une rupture stylistique s’opère dans les représentations. Le texte disparait au profit de l’illustration, se réduisant à un slogan, “Vaincre le cancer”. Les symboles de la science moderne, comme le microscope et le tube à essai, remplacent petit à petit les allégories antiques. Ces nouveaux attributs, présents dans les œuvres de Guy Georget, traduisent une confiance accrue dans la médecine et la recherche biomédicale. Le message reste toutefois inchangé : encourager le diagnostic précoce et la consultation dans des hôpitaux spécialisés, et enfin combattre la perception du cancer comme une fatalité.

Le saviez-vous ?

L’intégration des campagnes de prévention dans la lutte contre un fléau social est une méthode américaine introduite en France par la Fondation Rockefeller. Fondée en 1913 par le milliardaire John Davison Rockefeller (1839-1937), cette organisation a mené de nombreuses actions philanthropiques, notamment dans la recherche médicale. En 1917, elle a transposé en France ses techniques de communication innovantes, déjà largement utilisées aux États-Unis.

Affiche de Guy Georget de 1965 - (c) Musée Curie

Une évolution dans la continuité

Les affiches de prévention du cancer ont joué un rôle essentiel dans l’éducation sanitaire en France. Inspirées des pratiques nord-américaines, ces campagnes reflètent à la fois les progrès scientifiques avec une approche basée sur la prévention et le traitement et participent aux transformations des mentalités face à la maladie. Bien que datant de près d’un siècle, ces messages conservent une pertinence actuelle. Leur esthétique marquante et leur argumentaire responsabilisant ont contribué à modifier l’image sociale du cancer, l’éloignant progressivement de son aura d’incurabilité. En intégrant des éléments visuels impactant, elles ont frappé l’imaginaire collectif. Cependant, une question demeure : jusqu’où ces images ont-elles réussi à réduire la peur et à changer la perception funeste associée à cette maladie ?

Cet article est issu d’une recherche de Nathalie Huchette sur les représentations sociales du cancer dans le cadre du Master 2 - Histoire et Civilisations à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) en 2006.

Ressources supplémentaires

L’inventaire de la collection sur Calames

Voir la collection d’affiches anticancéreuses exposées au Musée Curie

Bibliographie :

• Nathalie Huchette, « Le crabe, l’épée et le bouclier. Les affiches des organisations de lutte contre le cancer en France (1920-1950) : un imaginaire du mal » in Lutter contre le cancer, 1740-1960, Didier Foucault (dir.), Privat, 2012.

• Nathalie Huchette, « Le cancer : menace de mort et/ou maladie ? Analyse historienne d’une représentation sociale du cancer en France d’après la propagande anticancéreuse (1900-1950) » in Revue sociologie santé, n° 22, juin 2005.

• Patrice Pinell, Naissance d’un fléau, Editions Métailié, 1992

• Monique Bordry et Soraya Boudia (dir.), Les rayons de la vie, Ed. Institut Curie, 1998

Quand la santé publique s'affiche, 50 ans, 50 affiches 1945-1995 Éd. École nationale de la santé publique (Rennes), 1995

Vidéo :

Intervention de Nathalie Huchette au colloque sur l’histoire du cancer (1750-1950) à l’Université Toulouse II-Le Mirail, 2011.

Podcast :

• Série « La peste noire » de Patrick Boucheron : la métaphore meurtrière de la peste

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