L’instrument de thèse de Frédéric Joliot-Curie
Publié le 26/08/2025
Modifié le 11/09/2025
par Clarisse Chavanne
Modifié le 11/09/2025
par Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 7mn
L’arrivée de Frédéric Joliot-Curie au laboratoire Curie
En 1923, Frédéric Joliot-Curie sort major de sa promotion à l’École Municipale de Physique et de Chimie industrielles de la Ville de Paris (EMPCI). Recommandé par Paul Langevin, son ancien professeur et directeur des études de l’EMPCI, il entre l’année suivante au laboratoire dirigé par Marie Curie à l’Institut du Radium. Il y découvre la radioactivité et s’initie à la radiochimie.
Pour pouvoir faire un doctorat, il doit d’abord obtenir les diplômes universitaires requis. Il passe la seconde partie de son baccalauréat, puis poursuit une licence à la faculté des sciences. En 1926 et 1927, il obtient les certificats d’études supérieures nécessaires à son inscription en doctorat. Dès lors, il commence à participer aux recherches menées au laboratoire Curie, se consacrant à l’étude du polonium. Ces travaux le conduisent à concevoir un dispositif expérimental, qui constituera le cœur de sa future thèse de doctorat.
Une méthode nouvelle pour étudier les radioéléments
En 1927, Frédéric Joliot-Curie met au point une méthode originale permettant de déterminer le nombre d’électrons qu’un atome peut échanger lors d’une réaction chimique - autrement dit, sa valence. Cette propriété est essentielle pour comprendre comment un atome interagit et se lie avec d’autres.
Pour cela, il s’appuie sur les propriétés électrochimiques des radioéléments. En solution, les atomes forment des ions — certains chargés positivement, d’autres négativement — en fonction de leur valence. Lors d’une électrolyse, ces ions se déplacent vers des électrodes opposées à leur charge et s’y déposent. L’observation de ces dépôts permet ainsi d’identifier les éléments présents dans la solution.
Dans une électrolyse, deux électrodes — une anode (positive) et une cathode (négative) — sont plongées dans une solution contenant des ions.
Sous l’effet d’un courant électrique, les ions positifs se dirigent vers la cathode, y gagnent des électrons et se déposent. Les ions négatifs vont vers l’anode, y perdent des électrons et peuvent également former un dépôt.
Frédéric Joliot-Curie a alors une idée novatrice : plutôt que d’attendre la fin de l’électrolyse pour analyser les dépôts, il propose de suivre leur formation en temps réel grâce à la radioactivité naturelle du polonium. Cela lui permet d’observer immédiatement le résultat de la réaction.
En mai 1927, il publie ses résultats dans un premier article scientifique dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences.
Le fonctionnement de l’appareil
La radioactivité, découverte en 1896 par Henri Becquerel, est un phénomène naturel au cours duquel certains éléments, comme le polonium, émettent spontanément des rayonnements. Il en existe trois types : les rayons alpha, les rayons bêta et les rayons gamma. Ces rayonnements sont invisibles à l’œil nu. Pour les détecter, Marie et Pierre Curie ont inventé un dispositif appelé méthode Curie : il permet de mesurer la radioactivité en observant les effets de ces rayons sur l’air, grâce à un petit courant électrique qu’ils produisent.
Pour permettre aux rayons alpha émis par le polonium de traverser les électrodes et d’être détectés, Joliot-Curie fabrique des lames d’or extrêmement fines. Cette finesse maximise la sensibilité du système et permet une mesure en continu.
Derrière chaque électrode, il place un détecteur basé sur la méthode Curie : une chambre d’ionisation couplée à un électromètre et à un quartz piézoélectrique.
Quand les rayons alpha traversent l’électrode, ils ionisent le gaz dans la chambre, produisant un courant électrique. L’intensité de ce courant reflète directement la quantité de polonium qui se dépose au fil du temps.
Ainsi, Joliot-Curie peut suivre en temps réel le dépôt de polonium, simplement en mesurant sa radioactivité.
Une méthode saluée
Ce dispositif présente de nombreux avantages. Il permet d’observer en continu la formation du dépôt, sans devoir retirer les électrodes ni interrompre l’expérience. Comme le souligne Irène Joliot-Curie dans Les radioéléments naturels (1946) :
« Ce dispositif permet de mesurer la vitesse de dépôt sans retirer les électrodes, ce qui a de très grands avantages. »
L’ingéniosité du montage, sa sensibilité et sa simplicité font rapidement la réputation de Joliot-Curie. Ce travail révèle la rigueur, l’inventivité et la dextérité de ce jeune chercheur, dont la méthode posera les bases de sa future thèse de doctorat.
Une réalisation collective : scientifique et technique
Comme de nombreux objets scientifiques conservés aujourd’hui au musée, le prototype de l’instrument de thèse a d’abord été un outil de recherche, avant de devenir un objet patrimonial.
Conçu par Frédéric Joliot-Curie, il est fabriqué dans l’atelier mécanique du laboratoire Curie par Lucien Desgranges. Ce dernier, entré au laboratoire à l’âge de 13 ans comme apprenti, en devient chef d’atelier. Il incarne le rôle essentiel joué par les techniciens dans la conception et la construction des instruments scientifiques. À propos de leur travail commun, Desgranges raconte :
« Très souvent, Madame Curie nous disait ce qu’elle voulait faire et c’était au mécanicien de faire ce qu’il fallait pour rendre l’expérience commode et valable. » (Interview par Paul Bordry, 1967, à l’occasion du centenaire de la naissance de Marie Curie)
Ce savoir-faire, fruit d’une collaboration étroite entre chercheur·ses et personnel technique, a permis à Joliot-Curie de disposer d’un instrument à la fois précis, fiable et parfaitement adapté à ses recherches.
Du laboratoire au musée
Frédéric Joliot-Curie soutient sa thèse, L’étude électrochimique des radioéléments, en mars 1930. Son instrument fait aujourd’hui partie du parcours permanent du musée Curie.
Il montre non seulement l’ingéniosité de Joliot-Curie, mais aussi l’esprit de collaboration et d’innovation qui régnait au laboratoire Curie. Ce dispositif rappelle que les découvertes scientifiques sont toujours liées aux outils inventés pour les réaliser et aux personnes - chercheur·ses, technicien·nes - qui les conçoivent ensemble.
Pour aller plus loin
- Joliot-Curie, Irène et Frédéric, “Etude électrochimique des radioéléments applications diverses”, Oeuvres scientifique complète, Paris, 1961, p. 163-205 (Thèse)
- Joliot-Curie, Irène, “Chapitre XIV. Les méthodes de la Radiochimie. Electrochimie des radioéléments”, Les radioéléments naturels. Propriétés chimiques, préparation - dosage, 1946, p. 102-104
- Massiot, Anaïs, Pigeard-Micault, Natalie, “ Les coulisses des laboratoires d’autrefois. Vies et métiers à l’Institut du radium et à la Fondation Curie ”, ed. Glyphe, 2017, 97 p.
- Radvanyi, Pierre, “Deux jeunes gens complémentaires”, Les Curie. Pionniers de l’atome, Belin 2005, p. 79 - 88.
- Joliot-Curie, Frédéric, “ Sur une nouvelle méthode d’étude du dépôt électrolytique des radioéléments ”, Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, 30 mai 1927, p.1325 – 1327