Andrée et Jean Dutreix, deux pionniers de la médecine nucléaire
Publié le 22/11/2023
Modifié le 11/07/2024
par Natalie Pigeard
Modifié le 11/07/2024
par Natalie Pigeard
Temps de lecture: 8mn
Andrée Sigonneau (1928-2023) est physicienne. Jean Dutreix (1922-2019) est médecin. Sur recommandation de Jean, Andrée intègre en 1954 l’équipe du cancérologue Maurice Tubiana (1920-2013) à l’Institut Gustave Roussy, où Jean est radiothérapeute. Ensemble ils se lancent dans l’utilisation d’un nouvel accélérateur de particules pour soigner les cancers, le Bêtatron. Il faut une physicienne pour le calcul des trajectoires et des doses. Ainsi, celle qui devient Andrée Dutreix devient en même temps la toute première physicienne médicale, une nouvelle discipline dont elle participera à l’institutionnalisation. Parallèlement Jean met au point une méthodologie permettant de comprendre l’impact d’une dose de rayonnement sur les tissus sains.
Étudier la radioactivité dans l’amphithéâtre Curie
La rencontre d’Andrée et Jean se déroule à Paris, dans le pavillon Curie de l’Institut du radium. Inscrits tous deux en 1949 aux cours de radioactivité d’Irène Joliot-Curie, ils suivent les travaux pratiques (TP) donnés par un chercheur du laboratoire Curie, Raymond Grégoire, qui les associe en binôme de paillasse. En 2013, lors d’un entretien, Andrée se confie :
« On raconte dans la famille que j’aurais dit que je faisais les TP avec « un vieux médecin ». J’allais avoir 21 ans, il en avait 27. »
De binôme de TP, ils deviendront plus tard un couple non seulement dans la vie privée mais également dans la vie professionnelle.
Munie de sa licence de physique avec un certificat d’électronique et radioactivité, Andrée se présente en vain dans plusieurs laboratoires, jusqu’à arriver dans le laboratoire de physique de l’Ecole normale supérieure. Le directeur du laboratoire, le professeur Yves Rocard, lui demande alors si elle sait taper à la machine à écrire. Mentant, Andrée lui répond par l’affirmative, et la voilà devenue secrétaire scientifique. Très vite son patron lui confie aussi des calculs numériques pour la recherche. Grâce à Yves Rocard, Andrée apprend à programmer le premier ordinateur que la société IBM vient d’installer en France.
Débuts à l’Institut du Cancer
En juin 1953, un Bêtatron est installé à Institut Gustave Roussy (IGR). Il s'agit d'un accélérateur d'électrons, le premier en France, commandé conjointement par Frédéric Joliot pour ses recherches en physique et par son ancien élève, le cancérologue Maurice Tubiana, pour le soin des patients.
Autour de Maurice Tubiana et du Bêtatron, une jeune équipe de radiothérapeutes se forme et définit de nouveaux protocoles de soins. Il y a Bernard Pierquin (1920- 2011), Claude Lalanne (1920-2017), Jacques Séverin Abbatucci (1923-2020), et enfin Jean Dutreix (1922-2019). Tous sont de jeunes médecins, âgés de moins de 33 ans. Alors pour compléter son équipe, Maurice Tubiana a besoin d’un.e physicien.ne capable de mesurer les doses de rayonnement que l'accélérateur envoie sur les tumeurs. Mais le groupe a du mal à recruter : en général les physicien.nes ne sont pas intéressé.es par la médecine. Jean Dutreix propose alors la jeune femme avec laquelle il a étudié la radioactivité, Andrée Sigonneau.
Andrée rejoint l’équipe de médecins en charge de développer cette technique de radiothérapie, et devient la première physicienne à être employée comme telle dans un hôpital. Son rôle principal est d'évaluer les doses de rayons X produits par le bêtatron, et plus généralement de maîtriser tous les aspects physiques des rayonnements et de leur utilisation. Un an après avoir rejoint l’équipe de Tubiana, Andrée et Jean s’épousent. A la naissance de leur premier enfant, Andrée se pose la question d’arrêter de travailler. Le couple en discute et Jean s’y oppose. « On avait trop besoin de la physicienne, à l’IGR » dit-il.
Un Bêtatron est un accélérateur d'électrons (aussi appelés particules béta). Le premier Bêtatron a été construit en 1940 à l'Université de l'Illinois, par le physicien Donald Kerst et son équipe. Mis au point pour la recherche fondamentale en physique des particules, ce type d'instruments trouve rapidement des applications en médecine. En effet, en envoyant les électrons accélérés par le Bêtatron sur une plaque de métal, il est possible d'obtenir un faisceau de rayons X de très haute énergie, utilisé pour traiter les malades de cancer.
Andrée et Jean Dutreix : un travail complémentaire
Après son doctorat de médecine, Jean Dutreix décide de soutenir une thèse d’ingénieur-docteur en physique en 1955 sous la direction de Louis de Broglie, afin d’adapter ses compétences aux nouvelles pratiques. Sa thèse porte sur l’Etude de la diffusion des photons émis par un bêtatron de 22,5 MeV dans un milieu de dimensions finies et composé d'éléments de faible numéro atomique (Plexiglas).
L’utilisation des rayons X de haute énergie nécessite que l’on connaisse exactement les doses reçues par la tumeur. Or seules les doses reçues au niveau de la peau sont connues. Également problématique, les unités de dose ne sont appropriées qu’aux faibles énergies. Le changement d’échelle nécessite de nouvelles unités de doses, de nouvelles références, de nouvelles normes….
Jean met au point une méthodologie permettant de comprendre l’influence d’une dose de rayonnements sur les tissus sains indépendamment des effets dus à la multiplication des doses et donc à la périodicité de leur distribution. En 1967 Jean est nommé professeur de la Faculté de médecine de Paris.
Au début, seule physicienne de l’équipe, Andrée Dutreix devient vers 1962 responsable de l’unité de radiophysique du département des radiations de l’IGR, le département dirigé par Maurice Tubiana. Elle s’implique dans l’établissement des premiers protocoles déterminants la dose de référence de radioactivité à appliquer aux patient.es, et publie de nombreux articles scientifiques marquant ce domaine. Le travail d’Andrée nécessite de nombreux calculs qu’elle doit traduire, en dessinant à la main, en distributions de doses de rayonnements, pour le traitement de chaque patient.
La physique médicale
La radiothérapie existe déjà depuis le début du XXe siècle. C’est une discipline médicale bien définie que pratique Jean, même si cette discipline est en pleine évolution technologique et change d’échelle. Le poste d’Andrée est en revanche en attente de définition. Elle est la première d’une nouvelle discipline. Rentrée à l’Institut comme technicienne, comme lui avait proposé Maurice Tubiana, Andrée fait de ce poste un tremplin vers la reconnaissance de la « physique médicale ». Son travail est en totale collaboration avec les médecins. Médecins et physicien.nes doivent déterminer ensemble le traitement le plus adapté au patient en fonction de ses spécificités, mais surtout des caractéristiques de sa tumeur avec sa densité, sa taille, son emplacement et surtout sa délimitation spatiale précise afin de ne pas toucher aux tissus sains.
Pour Andrée, il s’agit alors de calculer les doses en fonction non seulement des caractéristiques des différents rayonnements mais également en fonction de la densité des différents tissus (os, organes, peau, …) que ces faisceaux de rayonnement doivent traverser. Les progrès technologiques, notamment informatiques, vont totalement modifier son mode de travail. De calculs des doses et dessins manuels, Andrée Dutreix passe à l’ordinateur en 1967.
Avec le développement des accélérateurs de particules en milieu médical, la nécessité d’avoir des physiciens hospitaliers devient une obligation. Un arrêté imposant un poste de physicien dans tout service comprenant un appareil de radiothérapie de haute énergie est promulguée en 1969.
Andrée Dutreix et Daniel Blanc (1927-2009) créent en 1970 un diplôme d’enseignement approfondi (DEA) spécialisé en "physique radiologique". Cet enseignement permettra de fournir aux hôpitaux les physicien.nes dont ils ont besoin.
Au sein de l’équipe Tubiana, ce n’est pas seulement la médecine nucléaire qui fleurit mais aussi, avec elle, toute une technologie des radioéléments et des rayons X qui voit le jour et évolue vitesse grand V.
En 1988, Jean Dutreix prend sa retraite. Andrée quitte alors l'IGR mais reste active en acceptant, à temps partiel, un poste de professeur invitée à l'Université de Louvain, en Belgique, elle qui n'avait jamais obtenu de poste de professeur en France.
Il y a dix ans, en novembre 2013, un institut de cancérologie à Dunkerque était inauguré en sa présence. Il porte le nom d’Institut Andrée Dutreix.
Quatre années après Jean, Andrée Dutreix nous a quitté en 2023.
Merci à Marie Dutreix pour sa relecture et ses corrections bienveillantes.
Pour aller plus loin
Pigeard-Micault Natalie, Acteurs de la physique médicale : Andrée et Jean Dutreix;
Rosenwald Jean-Claude, Andrée Dutreix (1928-2023), publié sur le site web de la société française de physique médicale le 3 novembre 2023;
Dutreix Andrée, Les débuts à l’IGR de la radiothérapie moderne vus par une physicienne, 2021.