La chambre à brouillard : voir l’invisible
Publié le 24/06/2025
Modifié le 01/07/2025
par Clarisse Chavanne
Modifié le 01/07/2025
par Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 8mn
Comment fonctionne une chambre à brouillard ?
Une chambre à brouillard contient de l’air saturé en vapeur d’eau. Un piston mobile permet d’abaisser brusquement la pression : c’est la détente. L’air se dilate, se refroidit soudainement et devient instable, prêt à se condenser en fines gouttelettes dès qu’un événement vient perturber cet équilibre.
Lorsqu’une particule, comme un rayon alpha, traverse la chambre, elle ionise l’air sur son passage : elle arrache des électrons aux atomes, créant des ions, c’est-à-dire des particules chargées. Ces ions perturbent l’équilibre à l’intérieur de la chambre et deviennent des points où la vapeur d’eau se condense. Autour d’eux, de minuscules gouttelettes se forment, dessinant une traînée de brouillard visible qui révèle le trajet de la particule, un peu comme la trace qu’un avion laisse dans le ciel.
Certaines chambres à brouillard sont également équipées d’un champ magnétique, qui agit comme un grand aimant : il dévie les particules selon leur charge. Cela permet de distinguer leur nature, leur masse ou leur énergie en observant la courbure de leurs trajectoires. Avec un bon éclairage et un angle d’observation adapté, ces trajectoires fugaces peuvent être photographiées.
Découverts en 1895 par Wilhelm Röntgen, les rayons X sont des rayons invisibles produits par l’électricité. La radioactivité, découverte en 1896 par Henri Becquerel, est un phénomène naturel au cours duquel certains éléments, comme le radium, émettent spontanément des rayonnements. Il en existe trois types : les rayons alpha, formés de deux protons et deux neutrons, les rayons bêta, constitués d’électrons ou de positons, et les rayons gamma, qui sont des rayonnements très pénétrants, proches des rayons X. Tous ces rayonnements ionisent l’air.
La naissance de la chambre à brouillard
Charles Wilson (1869-1959) physicien écossais passionné de météorologie, s’intéresse dès 1893 à la formation des nuages. L’année suivante, il monte à l’observatoire du Ben Nevis, le plus haut sommet d’Écosse, pour les observer en conditions réelles.
De retour au laboratoire Cavendish de Cambridge, en 1895, Wilson cherche à recréer la formation des nuages en laboratoire. Inspiré par les travaux du physicien John Aitken (1839-1919), il conçoit une chambre contenant de l’air humide, équipée d’un piston. Lorsqu’il provoque une détente, de fines gouttelettes apparaissent dans l’air rendu instable. Selon Aitken, leur formation nécessite des poussières en suspension, mais Wilson remarque qu’avec une détente suffisamment brutale, le brouillard se forme même sans particules visibles. Il en déduit qu’il existe d’autres agents invisibles capables de déclencher la condensation.
En 1896, il expose l’intérieur de la chambre aux rayons X, tout juste découverts. Il constate que le brouillard se forme encore plus facilement. Cela suggère que ces rayons produisent dans l’air des particules invisibles qui favorisent la condensation et donc la formation de gouttelettes.
Quelques mois plus tard, le physicien J.J. Thomson (1856-1940) démontre que l'air devient conducteur sous l'effet des rayons X car ceux-ci produisent des ions sur leur passage. Wilson comprend alors que ce sont ces particules chargées, les ions, qui permettent à la vapeur d’eau de se condenser. Il devient ainsi possible de rendre visibles les trajectoires des rayonnements grâce aux traînées de gouttelettes qu’ils provoquent. En 1911, il met au point la première chambre à brouillard capable de montrer les trajectoires des rayonnements produits par des sources radioactives ou des rayons X.
Dès sa création, la chambre à brouillard suscite un grand intérêt. Les trajectoires rectilignes des particules alpha produites par du radium correspondent parfaitement à celles prédites en 1904 par le physicien britannique William Henry Bragg (1862-1942). Pour la première fois on peut « voir » l’invisible !
Un instrument au cœur des grandes découvertes
Partout dans le monde, la chambre à brouillard devient un outil clé des découvertes en physique des particules.
Par exemple, Carl Anderson (1905-1991) identifie en 1932, dans le rayonnement cosmique, un flux de particules venant de l’espace, une particule jusque-là jamais observée : l’électron positif, ou positon. Cette découverte lui vaut le prix Nobel de physique en 1936.
Peu après, Patrick Blackett (1897-1974) et Giuseppe Occhialini (1907-1993) utilisent eux aussi une chambre à brouillard pour observer deux phénomènes fondamentaux : la création d’une paire électron-positon, et leur annihilation, c’est-à-dire leur disparition simultanée en libérant de l’énergie. Patrick Blackett reçoit le prix Nobel de physique en 1948 pour ses contributions dans ce domaine.
Toutes ces avancées témoignent de l’importance de cet instrument dans l’histoire de la physique. Le physicien Ernest Rutherford ne s’y était pas trompé lorsqu’il déclarait en 1927 : « Les recherches de Mr Wilson représentent une des plus frappantes et importantes avancées dans la physique atomique faites dans les vingt dernières années. »
Les Joliot-Curie et la chambre à brouillard
En France aussi, la chambre à brouillard devient essentielle dans les recherches. Au milieu des années 1920, Irène Curie (1897-1956) initie son mari Frédéric Joliot (1900-1958) à son utilisation. Déjà introduite à l’Institut du Radium, le couple s’en sert pour identifier les particules nucléaires et les émissions radioactives. Devenu un véritable expert de cet outil, Frédéric Joliot-Curie aura toujours dans son laboratoire une à deux chambres à brouillard en état de marche, comme le raconte Pierre Radvanyi, ancien élève de Joliot-Curie, dans son ouvrage Les Curie.
Dans les années 1930, Frédéric Joliot-Curie développe même une version améliorée de la chambre à brouillard, fonctionnant à très basse pression - seulement 1/76e de la pression atmosphérique. Dans ces conditions, les particules laissent des traces plus longues et plus nettes, ce qui facilite leur observation. Il perfectionne aussi le système photographique pour mieux capturer ces traces éphémères.
Avec Irène Joliot-Curie, ils utilisent la chambre à brouillard pour explorer la nature des particules. Ils identifient les particules nucléaires et les émissions radioactives.
Avec l’ajout d’un champ magnétique, le couple parvient à distinguer les électrons des positons. Ces derniers, déjà découverts dans le rayonnement cosmique en 1932 par le physicien Anderson, sont le premier indice qui amènera le couple à la découverte de la radioactivité artificielle, en 1934, qui leur vaut le prix Nobel de chimie l’année suivante.
À la fin des années 1930, Frédéric Joliot-Curie emploie également sa chambre à brouillard pour les premières études sur la fission de l’uranium, observant les fragments de noyaux produits lors de la réaction.
Du laboratoire au musée
Dès 1964, l’une des chambres utilisées par les Joliot-Curie est intégrée au parcours permanent du Musée Curie. Cette chambre est toujours exposée au Musée Curie aujourd’hui. On peut encore y voir des traces de peinture noire sur le fond, utilisée à l’époque pour faire ressortir les trajectoires des particules sur les photographies. Elle est équipée d’un appareil photographique stéréoscopique, d’une bobine à électroaimant pour générer un champ magnétique, et d’une ampoule pour un éclairage latéral de la chambre à brouillard.
Si la chambre à brouillard disparait progressivement des laboratoires à partir des années 1950, remplacée par des instruments plus modernes comme la chambre à bulles, elle reste un important outil pédagogique. Elle permet de montrer simplement que des particules invisibles nous traversent en permanence, sans que nous en ayons conscience.
Pour aller plus loin
- Wilson, C. T. R. Investigations on X-Rays and β-Rays by the Cloud Method. Proc. R. Soc. Lond. Ser. Contain. Pap. Math. Phys. Character 1997, 104 (724),
- Radvanyi, P. Les Curie : Pionniers de l’atome, Belin.; 2005.
- Joliot, F. Réalisation d’un appareil Wilson pour pressions variables (1 cm Hg à plusieurs atmosphères). J. Phys. Radium 1934, 5 (5), 216.
- Anderson, C. D. The Positive Electron. Phys. Rev. 1933, 43 (6), 491–494.
- Vidéo Youtube : Cloudylabs Cloud Chamber Working ; 2014.