L'électroscope pour mesurer la radioactivité des engrais d'Irène Curie
Publié le 11/03/2025
Modifié le 11/03/2025
par Xavier Reverdy-Théveniaud et Clarisse Chavanne
Modifié le 11/03/2025
par Xavier Reverdy-Théveniaud et Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 7mn
L’essor des engrais radioactifs
Au début du XXᵉ siècle, la découverte de la radioactivité suscite un immense engouement. On lui prête de nombreuses vertus, et ses applications se multiplient dans des domaines aussi variés que la médecine, les cosmétiques ou l’industrie horlogère. L’agriculture ne fait pas exception.
Dès 1912, l’Académie des Sciences finance des recherches sur l’effet de la radioactivité sur la croissance des plantes. Les premiers résultats semblent prometteurs : les végétaux traités avec un engrais enrichi en éléments radioactifs montrent une croissance plus vigoureuse que les plantes témoins.
Quelques années plus tard, en 1920, Gabriel Petit, professeur à l’École vétérinaire de Maison-Alfort et membre de l’Académie de Médecine, écrit un article sur le sujet dans le magazine La Nature. Cet article conclut qu’avec un emploi scientifiquement rationnel et un contrôle strict des doses, l’agriculture pourrait « tirer grand profit » de la radioactivité, qu’il considère comme « l’application la plus féconde » de cette découverte.
Irène Curie et la mesure de la radioactivité
Face à ces découvertes, des industriels du secteur agricole commencent dans les années 1920 à commercialiser des engrais radioactifs, vantant leurs effets bénéfiques sur les cultures. Ces produits suscitent rapidement des interrogations : comment vérifier qu’ils sont réellement radioactifs ?
Le ministère de l’Agriculture et le Service de la Répression des fraudes, créé en 1906, se retrouvent démunis face à ces nouveaux engrais et cherchent un moyen de les analyser. Ils se tournent naturellement vers l’Institut du Radium, le principal centre de recherche sur la radioactivité en France.
C’est dans ce contexte qu’Irène Curie, alors jeune chercheuse au laboratoire Curie, est chargée de développer un dispositif permettant de mesurer précisément la radioactivité de ces engrais.
À une époque où les instruments de recherche ne sont pas encore tous standardisés, les scientifiques adaptent ou conçoivent souvent leurs propres appareils. En 1921, Irène Curie développe ainsi un dispositif innovant pour mesurer rapidement la radioactivité des engrais, en collaboration avec l’entreprise Brewer Frères Construction. Ce dispositif repose sur deux éléments principaux : un électroscope et une chambre d’ionisation.
L’électroscope à feuille d’or, inventé par l’abbé Nollet en 1750, permet de mesurer une charge électrique en observant la déviation d’une fine feuille métallique. En 1900, Pierre Curie perfectionne cet instrument pour mesurer l’intensité radioactive des substances en y ajoutant une chambre d’ionisation et une lunette microscopique.
Lorsqu’un échantillon radioactif est placé dans une chambre d’ionisation, il émet des rayonnements qui ionisent l’air environnant, créant ainsi un courant électrique. Pour mesurer la radioactivité, Pierre Curie chargeait électriquement d’abord l’électroscope, provoquant l’écartement maximal de la feuille d’or par rapport à une tige métallique. Ensuite, en introduisant l’échantillon radioactif dans la chambre d’ionisation reliée, le courant opposé généré par l’ionisation entraîne une décharge progressive de l’électroscope, rapprochant peu à peu la feuille de la tige. Grâce à une lunette microscopique, il mesurait précisément la vitesse de ce rapprochement, permettant ainsi d’évaluer l’intensité du rayonnement et donc la radioactivité de l’échantillon.
L’électroscope sert à détecter et mesurer les charges électriques. Celui de Pierre Curie est composé d’une tige métallique reliée à une fine feuille d’or dans un boîtier isolant. Lorsqu’un objet électrisé s’approche, la charge écarte la tige de la feuille sous l’effet de la répulsion de charges identiques. Plus la charge est forte, plus l’écartement est grand.
Pour étudier les engrais radioactifs, dont l’hétérogénéité complique la mesure, Irène Curie adapte la chambre d’ionisation. Elle apporte deux modifications.
Premièrement, du fait de l’hétérogénéité des engrais, une grande quantité d’échantillons est nécessaire pour assurer la précision des mesures. Elle agrandit donc la chambre (42 × 18 × 8 cm) et y ajoute une cuvette amovible, garantissant une meilleure répartition des échantillons avant leur insertion.
La chambre d’ionisation permet à la radioactivité d’être détectée. Lorsqu’un matériau radioactif est placé à l’intérieur, il émet des rayonnements qui génèrent des ions. Ces derniers sont attirés par un plateau chargé et produisent ainsi un courant mesurable.
Dans celle de Pierre Curie, deux plateaux parallèles conducteurs, qui sont chargées par une batterie, attirent les ions de charges opposées.
Deuxièmement, elle remplace le système à deux plateaux de Pierre Curie par une électrode centrale (grille métallique). Dans un système à deux plateaux, les ions générés sont attirés par le plateau de charge opposée, mais leur collecte dépend fortement de leur point de formation. Avec le système d’Irène Curie, l’électrode centrale chargée positivement capte les électrons formés par le rayonnement radioactif, tandis que les ions positifs migrent vers la paroi. Cette configuration crée un champ électrique plus homogène et assure une collecte uniforme des charges, améliorant ainsi la précision des mesures.
Le principe de la mesure reste le même que pour l’instrument de Pierre Curie. L’électroscope est d’abord chargé, écartant au maximum la feuille d’or de la tige. L’introduction de l’échantillon radioactif dans la chambre d’ionisation génère un courant électrique qui décharge progressivement l’électroscope, rapprochant la feuille de la tige. Grâce à une lunette microscopique, la vitesse de ce rapprochement est mesurée. En la comparant à celle d’un étalon dont la radioactivité est connue, il est possible d’évaluer celle de l’échantillon.
Cet instrument permet ainsi de mesurer la radioactivité des engrais avec une précision variant de 2 à 10 %, selon le type de radioactivité.
Ce travail conduit Irène Curie à rédiger un rapport pour le ministère de l’Agriculture en 1921, qui servira de base à son deuxième article scientifique, publié l’année suivante dans les Annales de la Science Agronomique Française et Étrangère. Sa méthode sera ensuite utilisée par le service de la répression des fraudes.
Du laboratoire au musée
Dès 1937, un décret classe une majorité de radioéléments parmi les substances toxiques, imposant une étiquette rouge « Poison » sur les produits pharmaceutiques. Par la suite, des normes de radioprotection de plus en plus strictes encadrent l’utilisation des substances radioactives. Bien qu’aucune interdiction spécifique des engrais radioactifs n’ait été édictée, ces réglementations limitant l’exposition du public aux rayonnements ionisants ont largement contribué à l’abandon de leur usage. L’instrument inventé par Irène Curie tombe alors en désuétude.
Intégré au parcours permanent du musée Curie déjà en 1964, l’électroscope y est toujours exposé aujourd’hui, témoignant à la fois des avancées scientifiques du laboratoire Curie et du travail mené en collaboration avec la Commission des fraudes.
Pour aller plus loin
· Curie I., Electroscope pour la mesure de la radioactivité des engrais, Annales de la science agronomique,1922, p.257
· Petit G., La fertilité du sol et la radio-activité, La Nature, n°2428, 16 octobre 1920, p.248
· Roux, E., Comment la science nous protège-t-elle contre la fraude ?,La science et la Vie, Tome 29. n. 105. Mars 1926 p.178
· Bernard, D. Un trésor scientifique redécouvert: La collection d’instruments scientifiques de la faculté des sciences de Rennes, Illustrated édition.; Rennes en sciences: Chantepie, 2018.