Marie et Pierre Curie, des scientifiques universalistes et laïcs
Publié le 24/06/2025
Modifié le 25/06/2025
par Valérie Frois
Modifié le 25/06/2025
par Valérie Frois
Temps de lecture: 11mn
La jeunesse de Maria Skłodowska
Maria Salomea Skłodowska (1867-1934) naît en Pologne, à Varsovie, au sein d’un foyer bourgeois et cultivé.
Sa mère, issue de la petite noblesse terrienne, est catholique pratiquante. Elle enseigne et dirige un pensionnat pour jeunes filles. Son père est professeur de physique et de mathématiques à l’Université de Varsovie. Il est, d’après Eve Curie, moins convaincu en matière de religion.
Très patriotes, les parents de la future Marie Curie ont prénommé leur cinquième enfant Maria, en référence à la Vierge Marie que les polonais désignent “La Patronne de la Pologne”. Selon la biographe Susan Quinn, cette appellation recouvre une signification à la fois religieuse et nationale ; elle incarne une forme de résistance face à l’occupation de Varsovie et d’une partie du pays par la Russie tsariste.
Comme ses sœurs et frère, Maria est baptisée par le Père Wladyslaw Knapiński, prêtre catholique et opposant polonais à l’éducation russe. ll est aussi le parrain de Bronia, la sœur aînée de Maria.
Dans le quartier Nowolipki où vit la famille, Maria accompagne régulièrement sa mère faire ses dévotions à l’église de la Bienheureuse Vierge Marie. D’après ses écrits, elle se souvient de “cette pénombre mystique” et de la tour surplombant le fleuve Vistule.
Plus tard, sa première communion à l’Église Saint-Jacques des Pères lui laisse le souvenir, d’après Eve Curie, d’une “journée mémorable, dominée par les serments qu’elle et sa cousine Henriette s'étaient faites de ne pas toucher, de ne pas effleurer l'hostie avec leurs dents “.
Les croyances religieuses de Maria Sklodowska s’effacent au sortir de l’adolescence, après la mort de sa sœur aînée Zofia en 1876, victime du typhus à l’âge de 14 ans, puis celle de sa mère, deux ans plus tard, des suites de la tuberculose. Eve Curie souligne : “De la dévotion de son enfance, il ne lui reste que de vagues aspirations, que le désir d'adorer quelque chose de très élevé, de très grand”.
Ce désir d’autre chose, Maria le trouve dans le courant intellectuel de l’Université volante. Elle se définit alors comme une “idéaliste positive”.
À l’automne 1891, elle arrive à Paris pour commencer un cursus universitaire en sciences à la Sorbonne. Comme les autres jeunes filles de l’Est, elle choisit de franciser son prénom pour Marie.
L’Église Notre-Dame de Varsovie, vers 1883 @ Musée Curie
C’est dans cette église que se tiendront les cérémonies de la famille Sklodowska-Sklodowski : le baptême de Maria, les obsèques de sa sœur Zofia puis celles de leur mère.
L’éducation de Pierre Curie
De huit ans plus âgé que Marie, Pierre Curie (1859-1906) est le cadet d’une famille d’origine alsacienne et protestante.
Pierre est influencé par les valeurs que lui inculque son père médecin, Eugène Curie (1827-1910).
Bien que nominalement protestant, le Dr Eugène Curie n’adhère à aucune religion, suivant les principes que son propre père, Paul Curie, avait exprimés en 1832 :
« Toutes les religions existantes sont incapables d’accomplir la nouvelle évolution que réclame l’humanité. » Curie Paul, Exposition de la religion Saint-Simonienne, BnF
Aimant la nature et les sciences naturelles, le Dr Eugène Curie est libre-penseur, républicain et anticlérical. En accord avec sa femme Claire Depouilly (1832-1897), il ne fait pas baptiser ses deux fils, Jacques (1855-1941) l’aîné et Pierre, le cadet.
Paul Curie par le Comte d’Orsay, 1843
Lithographie Wellcome Collection
Paul Curie (1799-1853), le grand-père de Pierre, est franc-maçon et docteur en médecine à Mulhouse, à partir de 1825.
Son fils Eugène Curie (1827-1910) devient médecin à son tour.
Politiquement convaincu de la doctrine de la deuxième République, Eugène Curie est distingué pour avoir soigné les blessés de la révolution de 1848.
Lors des événements à Paris en 1871, il soigne les blessés des barricades, qu’ils soient Versaillais ou Communeux, comme on appelait à l’époque les combattants de La Commune.
Un idéal commun
Lorsqu’ils se rencontrent à Paris au printemps 1894, Marie Skłodowska et Pierre Curie partagent leur curiosité et leur passion pour la science.
En se fréquentant, ils échangent aussi sur leurs convictions et s’accordent sur les questions d’ordre social ou humanitaire. Pierre fait part à Marie de ses impressions sur les idées d’Emile Zola, auteur du Roman expérimental et Lourdes, qui présente les romanciers comme des biologistes de la société, en adoptant une approche scientifique.
”J’ai lu « Lourdes » de Zola. …J’y ai trouvé vos propres opinions sur la religion.”
Lettre de Pierre Curie à Maria Sklodowska - 10 août 1894
Lorsque Pierre propose à Marie de partager son rêve de vie consacrée à la recherche scientifique, il évoque une vie commune en prenant modèle sur son frère Jacques Curie et sa compagne Marie Virginie Masson, qui ont fondé leur foyer avec enfants avant même de se marier.
Cette proposition ne pouvant convenir à Marie et à son éducation polonaise, Pierre argumente sur l’avantage de devenir officiellement Madame Curie : “Si vous étiez française, vous arriveriez facilement à être professeur.”
À l’été 1895, Marie Sklodowska et Pierre Curie se marient sans cérémonie religieuse, à la Mairie de Sceaux, au sud de Paris.
”Conformément à nos goûts communs la cérémonie a été réduite au strict minimum : elle a été civile, car Pierre Curie n’appartenait à aucun culte, et moi-même je n’étais pas pratiquante.” Curie M., Pierre Curie - 1923
Une existence endeuillée
Marie et Pierre Curie sont parents de deux petites filles, Irène et Eve alors âgées de 8 et 1an et demi, lorsque survient en 1906 la mort prématurée de Pierre, victime d’un accident dans la rue.
Marie ressent alors “le même sentiment de révolte contre l’injustice du sort” qu’elle a vécu au moment du décès de sa mère. Selon sa fille Irène, “elle avait perdu pour toujours la foi catholique dans laquelle elle avait été élevée.”
« Et moi, où trouverai-je une âme quand la mienne est partie avec toi ? » Journal de deuil de Marie Curie, avril 1906 - avril 1907
Parmi les nombreux hommages rendus à Pierre Curie, le physicien Paul Langevin déclare dans La revue du mois : “Entièrement affranchi d’antiques servitudes, il a donné l’exemple en prophète inspiré de vérités futures”.
Jusqu’en Pologne, où un ami proche de la famille Sklodowska écrit : “Ni la patrie, ni la religion n’avaient de valeur pour lui. Il ne comprenait pas que l’on pût s’en occuper, et en même temps, socialement parlant, c’était un homme idéal.”
Au cours de leur jeunesse, Irène et Eve Curie n’ont pas été éduquées suivant les principes conventionnels de l’époque. Leurs parents, Marie et Pierre, choisissent de ne pas les faire baptiser.
Selon leurs souvenirs respectifs, Irène reconnait l’influence de son grand-père Eugène dans ses propres réactions vis-à-vis des questions religieuses ou politiques.
Eve souligne que leur mère ne développe aucun sectarisme anticlérical dans leur éducation, lorsqu’elle déclare à ses filles : “Je vous élève sans religion, mais vous verrez plus tard si vous voulez en prendre une quand vous serez grandes.”
Marie Curie, victime de la presse antisémite
Au tout début du XXe siècle, un courant politique antisémite pour le renouveau nationaliste s’est déjà installé en France, notamment par le biais de journaux conservateurs. Par deux fois, Marie Curie subit l’hostilité de ce milieu mais dans sa communauté scientifique, elle sera soutenue par un cercle laïc, républicain et progressiste.
Quelques-unes de ses relations les plus proches, Jean Perrin, Paul Langevin et Émile Borel, se sont ralliés à la cause des signataires de « l’Appel à l’Union » : cette pétition publiée le 24 janvier 1899 dans le journal Le Temps, demandait la révision du procès d’Alfred Dreyfus, officier d'artillerie français, d'origine alsacienne et de confession juive, qui avait été accusé à tort de trahison.
Parmi ces engagés, bientôt surnommés “Les intellectuels”, on retrouve des scientifiques dits de gauche et sans pratique religieuse.
Lorsque Marie Curie se retrouve victime d’une campagne xénophobe et antisémite qui démarre fin 1910, elle est défendue par un clan soudé d’universitaires rejoints par Henri Poincaré et Gaston Darboux. Ces deux mathématiciens renommés avaient notamment réfuté les preuves accusant Alfred Dreyfus dans le rapport d’expertise du criminologue Alphonse Bertillon.
Le deuxième prénom de Marie Curie, Salomé, est mis en avant pour suggérer une ascendance
juive.
Au bout du deuxième tour de vote, Marie Curie est battue
à deux voix près par Edouard Branly, grand défenseur
de l'Institut catholique de Paris.
Le journal L’action française titre alors :
“Dreyfus contre Branly”
À l’automne 1910, le journal Le Figaro annonce la candidature de Marie Curie au fauteuil de l’Académie des Sciences, laissé vacant par le décès du chimiste Gernez. Celui-ci avait lui-même remplacé Pierre Curie.
La Presse de tous bords s’empare du sujet et certains journaux mettent en cause “l’honneur de l’Université” dans le soutien à l’élection de Marie Curie.
On lit dans le journal L’Action française, que la candidature “féminine et excentrique” de Marie Curie à l’Académie des sciences, est une “cabale dreyfusarde” contre le Pr Edouard Branly, physicien, médecin et catholique convaincu, “qui ne fréquente ni les grands juifs ni les égéries du protestantisme”.
Moins d’un an plus tard, Marie Curie fait l’objet d’un scandale au sujet de sa relation intime avec Paul Langevin, dévoilée le 4 novembre 1911 à la une du quotidien Le Journal.
Le rédacteur en chef du journal L’Œuvre publie ensuite un numéro spécial «Les scandales de la Sorbonne. Pour une mère ». Marie Curie qui est alors « une étrangère, une intellectuelle, une affranchie » devient dès lors « une juive polonaise » et « veuve adultère » qui porterait préjudice à la respectabilité des étudiants de la Sorbonne.
Au plus fort de ce scandale, Marie Curie est informée que le prix Nobel de Chimie lui est décerné. En raison de pressions politiques, le comité Nobel lui suggère de ne pas se déplacer en Suède pour le recevoir. Marie Curie choisit néanmoins d’assister à la cérémonie de remise de son prix, qui a lieu le 10 décembre 1911.
La science, un patrimoine moral précieux
Dans les années 20, Marie Curie œuvre aux côtés d’Albert Einstein à la Commission de coopération intellectuelle internationale, nouvellement créée par la Société des Nations (SDN), afin, selon elle, “d’affermir la grande force spirituelle de la science dans le monde”.
En 1923, dans son livre en mémoire de Pierre Curie, elle rappelle que “La science est à la base de tous les progrès qui allègent la vie humaine et en diminuent la souffrance.” et reprend les mots de son mari : “Je suis de ceux qui pensent [..] que l'humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles.” Pierre Curie, extrait du discours de Prix Nobel 1903
Comme Pierre Curie, Marie fait partie partie de ce courant intellectuel des scientistes, lesquels croient en la toute puissance de la science en devenir pour sauver l’humanité.
Pour exemple, au cours d’une conférence titrée “Science et laïcité”, Paul Langevin s’exprime sur la tendance du scientifique à avoir une attitude laïque dans son besoin de comprendre et “ce que doit être une morale de la science et des résultats que nous pouvons espérer d’une science de la morale”.
De son côté, à travers la SDN, Marie Curie espère diffuser cet état d’esprit aux futurs scientifiques qui “doivent trouver un moyen pour communiquer ce sentiment à l’extérieur.”
En 1933, un an avant sa mort, Marie Curie déclare encore que “le savant dans son laboratoire est comme un enfant placé en face de phénomènes naturels qui l’impressionnent comme un conte de fée”.
Pour aller plus loin
· Curie M., Pierre Curie, Editions Odile Jacob, 2022
· Blanc K., Pierre Curie, Correspondances, Éditions Monelle Hayot, 2009
· Brian D., The Curies - A Biography Of The Most Controversial Family In Science “, Editions John Wiley &Sons Inc. Hoboken, New-Jersey, 2005
· Joliot-Curie I., Marie Curie, ma mère, Éditions Plon, 2022
· Quinn S., Marie Curie, Éditions Odile Jacob, 1996
· Henry N., Les sœurs savantes, Éditions La Librairie Vuibert, 2015
· Pinault M., Marie Curie une intellectuelle engagée ? https://journals.openedition.org/clio/4482
· Pflaum R., Marie Curie et sa fille Irène, Éditions Belfond, 1992