Instrument de thèse d’Irène Curie
Publié le 26/06/2023
Modifié le 15/09/2023
par Andréa Barbe-Hulmann et Camilla Maiani
Modifié le 15/09/2023
par Andréa Barbe-Hulmann et Camilla Maiani
Temps de lecture: 7mn
En 1918, alors qu’Irène Curie prépare sa licence ès sciences physiques, elle devient assistante de sa mère à l’Institut du radium. Sa licence obtenue en 1920, elle commence alors une thèse de doctorat, et décide d’étudier les rayons alpha émis par le polonium, le premier élément radioactif découvert par Marie et Pierre Curie en 1898. Pour mener ses recherches de thèse, Irène Curie fait construire par l’atelier de mécanique du laboratoire, situé au sous-sol du Pavillon Curie, un instrument scientifique. Dans de nombreuses publications cet instrument est dénommé : « Appareil d’Irène Curie ».
La courbe de Bragg
Le physicien et chimiste britannique William Henry Bragg (1862-1942) découvre en 1903 que la perte d’énergie (que l’on peut s'imaginer comme une perte de vitesse) des rayons ionisants dans un quelconque matériau n’est pas constante comme on le supposait, mais varie au cours du trajet. Les courbes de Bragg permettent en particulier de montrer que la perte d’énergie des particules ionisantes est maximale en fin de parcours. On appelle ce maximum un « pic de Bragg ». Bragg construit donc des courbes-type, représentant la quantité d’énergie relâchée à chaque instant par un rayonnement dans un matériau particulier. Celles-ci sont appelées courbes d’ionisation ou courbes de Bragg, et constituent un outil précieux pour les scientifiques qui travaillent avec des particules ionisantes. (Image courbe de Bragg). En protonthérapie par exemple, c’est en se basant sur des courbes de Bragg que l’on irradie efficacement les patients avec des faisceaux de protons. Grâce à la courbe de Bragg, on peut construire le faisceau pour qu’il relâche la plus grande partie de son énergie à proximité des cellules cancéreuses, en abîmant le moins possible les tissus qu’il traverse sur son chemin.
On dit en physique que les rayons radioactifs ont un pouvoir ionisant. Ceci signifie qu’ils interagissent avec les atomes constituant la matière qu’ils traversent (l’air, l’eau, le corps humain..) D’une part, sur leur passage, les rayons arrachent des électrons aux atomes constituants cette matière traversée. Ces atomes sont ainsi transformés en ce que l’on appelle des ions, ce pourquoi on parle du « pouvoir ionisant des rayons ». Et réciproquement, au cours des interactions avec la matière, les rayons ionisants sont impactés aussi : ils perdent de la vitesse à chaque collision successive, jusqu’à s’arrêter. On dit alors qu’ils ont été absorbés par le matériau. On peut s’imaginer ce processus comme la traversée d’une voiture dans un circuit d’auto-tamponneuse : celle-ci entre en collision avec d’autres voitures en perdant progressivement de la vitesse jusqu’à s’arrêter complètement.
L’appareil d’Irène Curie
De nombreux scientifiques contemporains d’Irène Curie s’intéressent donc à tracer, à partir de leurs expériences, des courbes de Bragg pour différents types de rayonnements dans des matériaux diverses. Pour les rayons alpha du polonium, et comme cela arrive souvent en science, les résultats d’expériences menées par différentes équipes ne sont pas toujours en accord. Irène Curie, dans sa thèse de doctorat, met fin à ce débat. Elle écrit en 1925, dans un rapport sur l’emploi de la subvention de la Caisse des Recherches Scientifiques, qui cofinance son travail : “... à l’aide d’un appareil nouveau que j’ai imaginé et fait construire ; cet appareil permet de définir une courbe normale alors que les courbes données jusqu’ici par divers auteurs, ne concordent pas entre elles.” Afin de mener à bien ses travaux, elle observe le parcours des rayons α dans l’air, mesure avec précision leurs vitesses initiales et tout au long du parcours. Pour effectuer ces mesures, elle développe un nouveau dispositif à partir d’un instrument existant, dit appareil de Bragg.
L’instrument d’Irène Curie est composé de différents éléments : une chambre d’ionisation ainsi qu’une source radioactive (S) fixée sur un chariot avec un canaliseur (C). Le canaliseur permet ici de « resserrer » les rayons afin de leur donner une direction précise. L’ensemble peut glisser sur un rail horizontal G et tout est réglé de telle manière que le faisceau de rayon α arrive bien à la chambre d’ionisation. Le système est enfermé dans un cylindre métallique (A) prolongé par un tube en verre (T) gradué qui permet de donner la distance entre la source radioactive et le milieu de la chambre d’ionisation. Le milieu est étanche et communique avec un manomètre et un thermomètre (t).
Les améliorations de cet appareil apportées par Irène Curie résident dans le fait de pouvoir déplacer la source (S) et le canaliseur (C), à l’aide du rail. Ceci permet de mesurer facilement l’ionisation de la matière traversée par les rayons alpha à différents endroits. Son dispositif est également conçu de façon à éviter de faire passer les rayons au travers d’une toile métallique ou d’un écran, susceptibles d’altérer la forme de la courbe.
Du laboratoire au musée
Après avoir conçu ce dispositif, Irène Curie le fait construire grâce à la subvention de la Caisse des Recherches Scientifiques de 1924 et 1925 respectivement de 4000 et 4400F1. L’instrument est réalisé par Louis Ragot à l'atelier de mécanique au sous-sol du Pavillon Curie de l’Institut du radium. Louis Ragot commence dès 1904 son travail de mécanicien, pour Marie et Pierre Curie, dans leur précédent laboratoire de la rue Cuvier. Il est embauché pour les aider dans la construction et l’adaptation des appareils nécessaires aux traitements des éléments radioactifs. Dans l’atelier de mécanique du Pavillon Curie, Louis Ragot et son équipe de mécaniciens fabriquent à la demande des scientifiques, des instruments dont ils ont besoins pour leurs travaux2.
Aujourd’hui, l’appareil de thèse d’Irène Curie s’inscrit au sein du parcours permanent du Musée Curie. Il est représentatif à la fois de la production scientifique du laboratoire Curie, et du travail essentiel mené dans ses ateliers mécaniques. Il est l’unique exemplaire connu à ce jour de l’instrument conçu par la scientifique.
Pour aller plus loin
> Curie Irène, « Recherches sur les rayons alpha du polonium oscillation de parcours vitesse d’émission, pouvoir ionisant », Thèse de doctorat en Sciences Physique, Laboratoire Curie de l’Institut du radium, Paris, 1925.
> I. Curie et F. Behounek “Etude de la courbe de Bragg relative aux rayons du radium C’” J. Phys. Rad., vol. 7, n°4, p. 125-179, 1926.
> F. Joliot et T. Onoda, “Courbe d’ionisation dans l’hydrogène pur relative aux rayons alpha du polonium”, J. Phys. Rad, vol.9, n°5, p. 175-179, 1928.
> P. Radvanyi, “Irène au laboratoire”, In Les Curie, pionniers de l’atome, n°11, Les génies de la sciences, p. 82-83, 2005.
1 Archives du Musée Curie;
2 Massiot Anaïs, Pigeard-Micault Natalie, « Les coulisses des laboratoires d’autrefois », Ed. Glyphe 2017;