Le radium : de la fascination à l’interdiction
Publié le 11/02/2025
Modifié le 11/02/2025
par Clarisse Chavanne
Modifié le 11/02/2025
par Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 12mn
La découverte des propriétés physiologiques du radium
En décembre 1898, Marie et Pierre Curie découvrent le radium. Très rapidement, en 1899, les chercheurs allemands Friedrich Giesel et Otto Walkhoff testent ses effets biologiques sur eux même et constatent des inflammations cutanées. Les scientifiques français Pierre Curie et Henri Becquerel reprennent ces expériences et, observant les mêmes effets, publient une étude sur les effets physiologiques du radium.
Pour tester les effets biologiques du radium, Pierre Curie en applique sur son bras pendant 10 heures, provoquant une inflammation intense qui nécessite 6 semaines de pansements pour guérir. Henri Becquerel, de son côté, se brûle en transportant un tube de radium dans sa poche. En racontant son expérience aux Curie, il s’exclame à propos du radium : “Je l’aime, mais je lui en veux.”
Découverts en 1895 par Wilhelm Röntgen, les rayons X sont produits artificiellement à l’aide d’un tube cathodique. Rapidement utilisés en médecine, ils permettent de réaliser des radiographies et, comme la radioactivité, ont la capacité de détruire les cellules.
La radioactivité, quant à elle, est un phénomène naturel où certains éléments, comme le radium, émettent spontanément des rayonnements. Les rayons X et ceux issus de la radioactivité sont couramment désignés sous le terme général de radiations.
Pierre Curie met en place une politique de distribution de petits échantillons de sels de radium aux médecins afin d’explorer les applications médicales. La communauté médicale internationale constate rapidement que le radium présente des effets similaires à ceux des rayons X.
Son usage médical se développe rapidement. En dermatologie, les médecins essaient de l’utiliser pour traiter les névrites, les cicatrices inesthétiques ou le lupus, grâce à ses propriétés cautérisantes et analgésiques.
Certains médecins explorent son potentiel dans d’autres domaines, notamment le traitement du cancer. En 1906, Claudius Regaud, médecin lyonnais intéressé par les rayons X comme outil de recherche, montre que les cellules reproductrices sont particulièrement sensibles aux radiations. Il observe que les cellules tumorales, à l'instar des cellules reproductrices, se multiplient rapidement et sont donc plus vulnérables aux radiations que les cellules saines. Dans la foulée, par analogie entre les effets des rayons X et de la radioactivité, cette découverte ouvre la voie à l’utilisation du radium dans le traitement du cancer.
Avant la Première Guerre mondiale, les résultats obtenus avec le radium ne surpassent pas ceux des rayons X. De plus, son approvisionnement étant complexe et coûteux, seules quelques structures privées lui sont dédiées. À cette époque, c’est principalement l’industrie du radium qui favorise le développement des applications médicales en produisant du matériel thérapeutique et en finançant des laboratoires spécialisés. Ce n’est qu’après la Guerre que l’Assistance publique intègre progressivement la radiothérapie (rayons X et radioactivé), comme une méthode de référence dans le traitement du cancer.
La Première Guerre mondiale marque un tournant pour la cancérologie en France. En 1917, Justin Godart, sous-secrétaire d'État à la Santé aux Armées, fonde les premiers centres anticancéreux à Paris, Lyon et Montpellier. L’année suivante, la Ligue contre le cancer est créée, désignant la maladie comme le fléau du futur. La radiothérapie, jusqu’alors marginalisée, devient une thérapie complémentaire à la chirurgie. En 1921, Marie Curie et Claudius Regaud créent la Fondation Curie pour obtenir des fonds destinés à développer la recherche thérapeutique fondée sur les rayonnements.
L’engouement pour le radium
L’industrie du radium en France se développe rapidement, avant même la création des premiers centres anticancéreux. Séduits par les applications médicales, les industriels se lancent dès le début dans la production de sels de radium à des fins thérapeutiques et commerciales.
L’utilisation du radium s’étend alors à de nombreux domaines : des thérapeutes l’emploient pour traiter des affections variées, allant des varices aux migraines, en passant par les hémorroïdes et les rhumatismes, souvent sans se soucier des effets nocifs. L’engouement pour cet élément dépasse même le cadre médical : il est intégré dans des produits de beauté comme un élixir de jouvence, censé réduire les rides et ralentir l’apparition des cheveux gris. Il est également utilisé dans des émanateurs, dispositifs destinés à rendre l’eau radioactive, supposée posséder des vertus thérapeutiques. Par ailleurs, combiné au sulfure de zinc, il permet de créer des peintures phosphorescentes, notamment pour les chiffres et aiguilles de montres, les rendant visibles dans l'obscurité.
Les dangers du radium
Au fil du temps, les dangers liés aux rayonnements deviennent de plus en plus évidents, en particulier pour les travailleur·ses du radium. En 1920, plusieurs décès sont signalés à l'Institut du Radium de Londres, ce qui entraîne la mise en place d’analyses sanguines sur le personnel, car les signes externes de maladies, comme les brûlures cutanées, ne sont pas toujours présents. Des examens réguliers révèlent des anomalies, notamment une diminution du taux de globules rouges, surtout chez les personnes exposées de manière prolongée aux substances radioactives.
En France, Jacques Lavedan, chercheur au laboratoire Pasteur de l’Institut du Radium, mène dès 1921 une enquête qui se prolonge sur plusieurs années, avec des tests sanguins du personnel réalisés tous les trois mois. Ces études aboutissent à l’établissement des premières mesures de protection contre les rayonnements. Ces mesures comprennent l'application de la règle de distance par rapport aux sources radioactives, l'utilisation d’écrans opaques, comme les murs en plomb, pour stopper les rayonnements, ainsi que des analyses sanguines périodiques du personnel.
La dangerosité de la radioactivité n’a été pleinement comprise qu’après plusieurs décennies d’études. En 1962, les chercheurs Setlow et Pollard ont démontré le lien entre les rayonnements et les dommages moléculaires. Avant cela, bien que les effets des radiations aient été observés, leurs mécanismes sous-jacents restaient mal compris. Les rayonnements peuvent pénétrer les tissus vivants et, à forte dose, ils détruisent les cellules, endommagent les organes et causent des brûlures. Ils peuvent également altérer l'ADN, augmentant ainsi les risques de cancers et d’anomalies génétiques. L'impact dépend de la dose, de la durée d’exposition et de la sensibilité des tissus exposés.
En revanche, l'industrie ne semble pas vraiment préoccupée par les effets nocifs des rayonnements. Les conditions de travail dans les mines, notamment au Congo belge, où un important gisement est exploité à partir de 1922, ainsi que dans les usines de purification du radium et de fabrication des produits radioactifs, restent dangereuses. En 1925, les décès de deux anciens chercheurs du Laboratoire Curie, Marcel Demalandre et Maurice Demenitroux, partis travailler dans l’industrie, conduisent à la création d'une commission à l’Académie de Médecine. Composée notamment de Marie Curie et de Claudius Regaud, celle-ci élabore des recommandations visant à réglementer la protection des personnels manipulant des substances radioactives dans l’industrie. Ces règles, mettant l’accent sur l’aération des locaux et la nécessité de pauses en extérieur après manipulation, sont également appliquées à l’Institut du Radium et à la Fondation Curie.
L’aération des locaux est essentielle pour limiter l’exposition au radon, un gaz radioactif issu de la désintégration du radium. Ce gaz peut s’accumuler dans les espaces clos, notamment dans les laboratoires et les usines où le radium est manipulé. Inhalé sur de longues périodes, il augmente le risque de cancer des poumons. Une ventilation adéquate permet de réduire cette exposition et de protéger la santé des travailleurs et des travailleuses.
Le cas des “Radium Girls”
Dans les années 1920, la United States Radium Corporation, située dans le New Jersey, produit des peintures fluorescentes au radium. Pour peindre les cadrans de montres, les ouvrières, principalement des jeunes femmes, doivent lécher leurs pinceaux afin d’obtenir une pointe fine. Cette pratique entraîne une ingestion directe de radium, pouvant atteindre 4 mg en six mois, soit une exposition radioactive environ dix fois supérieure à la dose considérée comme mortelle.
Parmi elles, Grace Fryer, une jeune femme de 18 ans, commence à perdre ses dents et souffre d’infections buccales. D’autres employées présentant des symptômes similaires se manifestent également. En 1927, Grace Fryer et quatre collègues — Edna Hussman, Albina Larice, Quinta McDonald et Katherine Schaub — intentent une action en justice contre la United States Radium Corporation, réclamant chacune 250 000 dollars. Leur combat attire rapidement l’attention du grand public, et elles deviennent connues sous le nom de “Radium Girls”.
Lors du procès de 1928, l’affaire suscite un large intérêt médiatique, notamment parce que deux des plaignantes sont déjà gravement malades. Face à la pression, la United States Radium Corporation propose un règlement à l’amiable : chaque plaignante reçoit 10 000 dollars, une rente annuelle de 600 dollars ainsi que la prise en charge de leurs frais médicaux. Bien que cette compensation soit inférieure à leurs attentes, elle représente une reconnaissance officielle de la responsabilité de l’entreprise.
En moins de dix ans, toutes les Radium Girls impliquées dans le procès décèdent des suites de leur exposition au radium. Leur combat a toutefois marqué un tournant dans l’histoire des droits des travailleur·euses, en sensibilisant l’opinion publique internationale aux dangers des substances radioactives et en contribuant à l’adoption de nouvelles réglementations en matière de sécurité au travail.
Le cas des Radium Girls est l’un des plus documentés, en raison du procès et de la médiatisation de l’affaire. En revanche, les consommateur·trices de produits au radium, tels que les cosmétiques Tho-Radia, n’ont pas bénéficié d’une reconnaissance similaire, faute de plaintes organisées et de preuves médicales suffisantes.
L’interdiction du radium
Les combats des Radium girls mènent, en France, à la création de la loi du 1er octobre 1931, modifiant la législation en reconnaissant six pathologies comme maladies professionnelles : les radiodermites, le cancer des radiologues, l'anémie simple et pernicieuse, la leucémie et la radionécrose. En 1934, un décret informatif est publié concernant l'organisation du travail et les mesures de protection pour le personnel exposé aux rayonnements ionisants. À partir de cette année, les employé·es manipulant ces substances doivent être informé·es des risques, notamment des dangers cutanés et des atteintes aux tissus sanguins. Ainsi, dès le début des années 1930, la conscience collective s'éveille face aux dangers du radium.
Fin 1936, le gouvernement français, grâce à l’intervention de Jean Perrin au Sous-Secrétariat d'État à la Recherche Scientifique, renforce la réglementation. Dans une lettre du 13 octobre 1936, Perrin propose d'inscrire les produits radioactifs dans les catégories toxiques du Codex, avec l'appui de Irène Joliot-Curie, Frédéric Joliot et de Claudius Regaud, directeur du laboratoire de biologie de l’Institut du radium (Marie Curie étant décédée en 1934). Ce projet aboutit en 1937 à un décret classant une majorité de radioéléments comme substances toxiques, imposant une étiquette rouge "poison", leur inscription sur un registre spécial et leur délivrance uniquement sur présentation d'une prescription médicale. Ces mesures freinent l'enthousiasme des fabricants, en particulier pour les produits de beauté.
En 1976, un arrêté impose la déclaration des sources de radium, entraînant l’arrêt définitif de son usage en France dès 1977, dans un contexte marqué par la montée des mouvements antinucléaires.
Epilogue
La montée en popularité du radium dans les années 1920, perçu initialement comme une substance miracle, a rapidement mis en lumière ses dangers. Entre les deux guerres mondiales, environ 200 000 objets contenant du radium ont été fabriqués. Cette utilisation massive a entraîné de graves conséquences sanitaires. Pierre Curie, lors de son discours pour le prix Nobel de physique en 1903, mettait déjà en garde : “On peut concevoir encore que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux.”
Aujourd'hui, l'ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets RadioActifs) joue un rôle crucial en collectant, en stockant, voire parfois en décontaminant ces objets, soulignant la nécessité d'une gestion responsable. Dans le domaine médical, le radium a été largement remplacé par des radioéléments artificiels, comme l’Iridium-192 et le césium-137, jugés moins dangereux.
Cette évolution souligne l'importance d'une réglementation stricte pour protéger la santé publique face aux avancées scientifiques, et rappelle qu'une découverte peut parfois échapper à ses inventeurs.
Si vous trouvez un objet susceptible de contenir de la radioactivité, contactez l’ANDRA : 01 46 11 83 27 / collecte-dechets@andra.fr / www.andra.fr
Pour aller plus loin
· Bordy, M.; Boudia, S. Les Rayons de La Vie. Une histoire des applications médicales des rayons X et de la radioactivité en France., Institut Curie.; 1998.
· Cosset, J.; Huynh, R. La fantastique histoire du radium; Ouest France : Rennes, 2011.
· Clark, C. Radium Girls: Women and Industrial Health Reform, 1910-1935, 1st edition.; The University of North Carolina Press: Chapel Hill, 1997.
· Cy, C. Radium Girls, Illustrated édition.; Glénat BD: Grenoble, 2020.
· Mabileau Jean-F. Contribution à l'histoire de la réglementation des substances radioactives. Revue d'histoire de la pharmacie, 47ᵉ année, n°160, 1959. pp. 1-7.
· Raynal, C.; Lefebvre, T. Du radium dans les pharmacies ! Première partie : les usages pharmaceutiques du radium avant la Première Guerre mondiale. Rev. Hist. Pharm. 2011, 98 (372), 431–446.
· Raynal, C.; Lefebvre, T. Du radium dans les pharmacies ! Seconde partie : les usages pharmaceutiques du radium entre les deux guerres.Rev. Hist. Pharm.2012, 99 (373), 73–86.