La découverte du neutron

À la uneHistoire(s)

Publié le 11/10/2025
Modifié le 11/10/2025
par Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 8mn
En 1932, c’est le physicien britannique James Chadwick qu’identifie le neutron, une particule constituant le noyau atomique. À Paris, Frédéric et Irène Joliot-Curie manquent de peu cette découverte, ce sont cependant leurs travaux qui mettent Chadwick sur la piste du neutron…

Un rayonnement mystérieux en Allemagne

En mai 1930, à Giessen en Allemagne, les physiciens Walther Bothe (1891-1957) et Herbert Becker (1906- ?) bombardent des éléments chimiques légers, comme le béryllium, avec des particules alpha provenant du polonium. Ils observent alors un nouveau rayonnement peu intense mais étonnamment pénétrant : il traverse sans difficulté un centimètre de plomb, alors que ce métal est censé bloquer la plupart des radiations. Bothe et Becker émettent l’hypothèse qu’il s’agit de rayons gamma très énergétiques. Mais si les rayons gamma sont bien connus, on n’en a alors jamais encore observé des capables de franchir une barrière aussi épaisse et dense.

Les particules alpha et les rayons gamma

Les particules alpha sont un type de rayonnement radioactif formé de noyaux d’hélium. Elles sont très énergétiques mais aussi très lourdes, et peuvent donc être stoppées par une feuille de papier. Les rayons gamma, un autre type d’émission radioactive beaucoup plus légère, sont bien plus pénétrants : ils traversent le plomb, mais une épaisseur d’un centimètre suffit généralement à les affaiblir fortement.

Walter Bothe. © Wikipédia

La reprise de l’expérience par Frédéric et Irène Joliot-Curie

À Paris, Frédéric et Irène Joliot-Curie reprennent l’expérience de Bothe et Becker à la fin de 1931. Iels ont à leur disposition les sources de polonium du laboratoire Curie, trente fois plus intenses que celles de Bothe et Becker.

Le dispositif expérimental

Dans leur dispositif, comme dans celui de Bothe et Becker, une source de polonium est utilisée pour bombarder avec des particules alpha une pastille de béryllium. Devant la pastille est placée une très mince feuille d’aluminium (0.01 mm d’épaisseur) qui bloque les particules alpha issues directement de la source de polonium, et ne laisse passer que le mystérieux rayonnement émis par le béryllium. Dans la chambre d’ionisation, ce rayonnement est transformé en charges électriques, aussitôt mesurées par un électromètre de type Hoffmann.

Photo et schéma du dispositif utilisé par Irène et Frédéric Joliot-Curie pour la reprise de l’expérience de Bothe et Becker © Musée Curie
L’électron-Volt

L’électron-volt (eV) est une unité d’énergie toujours très utilisée en physique nucléaire. Il correspond à l’énergie qu’un électron gagne ou perd lorsqu’il est accéléré par une différence de potentiel d’un volt. En général on estime qu’une particule alpha issue d’une transformation radioactive a une énergie d’environ 4 à 5 millions d’eV (MeV). En revanche un rayon gamma dépasse rarement une énergie de 1 MeV.

Les Joliot-Curie observent un rayonnement encore plus pénétrant que celui décrit par leurs collègues allemands. En plaçant différents matériaux entre la source et la chambre, ils trouvent aussi un autre effet inattendu : pour certains matériaux comme la paraffine, ou la cellophane, le rayonnement qu’iels mesurent double en intensité. Et ce même rayonnement disparaît au contact de seulement 0,2 mm d’aluminium. Cette dernière observation semble indiquer qu’il s’agit là de particules lourdes et donc peu pénétrantes, tout l’opposé des rayons gammas.

Les Joliot-Curie font l’hypothèse qu’iels mesurent en fait deux types de rayonnements. Les moins pénétrants seraient selon eux des protons, présents dans la cellophane ou la paraffine sous forme de noyaux d’hydrogène, éjectés de ces matériaux par l’impact du rayonnement découvert par Bothe et Becker. Le couple mesure l’énergie des noyaux d’hydrogène à environ 5 MeV. Pour expliquer une valeur si élevée, Frédéric et Irène Joliot-Curie avancent l’hypothèse que le rayonnement de Bothe et Becker ce sont des rayons gamma proches de 50 MeV, une énergie jamais observée jusque-là.

Les résultats des Joliot-Curie sont publiés le 18 janvier 1932 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences. Le 22 février, ils confirment leur découverte en observant directement, grâce à une chambre de Wilson, des protons projetés hors d’une plaque de paraffine, certains parcourant jusqu’à 28 centimètres dans l’air.

Cliché Wilson de la trajectoire d’un proton projeté hors d’une plaque de paraffine par les rayonnements découverts par Bothe et Becker, réalisé par Irène et Frédéric Joliot en 1932 © Les Comptes rendus de l’Académie des sciences, séance du 7 mars 1932

La découverte du neutron par James Chadwick

Au laboratoire Cavendish de Cambridge, le physicien James Chadwick (1891-1974) s’intéresse au rayonnement étudié par les Joliot-Curie. Il lit attentivement leur note et en discute avec son collègue Ernest Rutherford (1871-1937), qui reste sceptique quant à l’interprétation des collègues français.

C’est pour réfuter leur hypothèse que Chadwick reprend l’expérience, en améliorant le système de détection. Il relie la chambre d’ionisation à un amplificateur et à un oscillographe, ce qui lui permet de visualiser et de mesurer en temps réel l’énergie des particules détectées.

Grâce à cette technique, Chadwick détecte non seulement des noyaux d’hydrogène mais aussi d’autres noyaux éjectés par le rayonnement de Bothe et Becker. En mesurant l’énergie de noyaux d’azote projetés, plus lourds que les noyaux d’hydrogène, il est convaincu que celle-ci est trop élevée pour être provoquée par l’impact de rayons gamma. Pour respecter les lois de conservation de l’énergie et de la quantité de mouvement, une seule explication s’impose. Le rayonnement qui provoque ces projections de noyaux atomiques est bien constitué de particules neutres électriquement, puisqu’on ne les détecte pas avec une chambre d’ionisation ni une chambre à brouillard. Cependant ces particules ne peuvent être des rayons gamma, trop légers, mais doivent avoir une masse élevée, proche de celle du proton. Cette particule, déjà imaginée dans les années 1920 par Rutherford sous le nom de neutron, est ainsi mise en évidence.

Chadwick envoie aussitôt ses résultats à la revue Nature. L’article paraît le 27 février 1932, soit environ 1 mois après la note d’Irène et Frédéric. Trois ans plus tard en 1935, il reçoit le prix Nobel de physique pour cette découverte majeure.

James Chadwick. © Wikipédia

Pourquoi Chadwick a-t-il réussi si vite à identifier le neutron ?

Frédéric Joliot-Curie l’expliquera plus tard dans une interview en 1957 :

« Si Chadwick a pu montrer si rapidement qu’il s’agissait de neutrons, c’est technique, très moderne à l’époque, n’existait pas à l’Institut du radium. Les expérimentateurs doivent veiller au développement dans leur laboratoire des techniques modernes de détection. »

Autrement dit, Chadwick disposait d’un outil de détection beaucoup plus précis et sensible que celui des Joliot-Curie, ce qui a fait toute la différence.

Frédéric ajoutera :

« Il est peu de découvertes dont on puisse aussi bien distinguer les étapes successives. La découverte du neutron est bien le résultat de trois séries d’expériences, faites par des chercheurs travaillant dans trois pays différents. »

Le mot neutron avait déjà été proposé par Ernest Rutherford en 1920, lors d’une conférence à la Royal Society. Pour Joliot-Curie, il était naturel que ce soit au Cavendish Laboratory, où travaillait Chadwick, disciple de Rutherford, que cette hypothèse trouve enfin sa confirmation. Comme le dira Frédéric Joliot-Curie lui-même :

« Les vieux laboratoires d’anciennes traditions ont des richesses cachées. Les idées émises autrefois par nos maîtres, vivants ou disparus, pénétrant consciemment ou inconsciemment la pensée des chercheurs, germent parfois longtemps après : c’est la découverte. »

Frédéric et Irène Joliot-Curie dans leur laboratoire de chimie à l’Institut du radium en 1934. © Musée Curie (coll. ACJC)

Un tournant pour la physique nucléaire

La mise en évidence du neutron bouleverse la physique nucléaire. Contrairement aux particules chargées, comme les particules alpha, les neutrons ne subissent pas la répulsion électrique venant des noyaux atomiques, ce qui en fait un outil idéal pour provoquer des réactions nucléaires. Après la découverte du neutron, et celle de la radioactivité artificielle par Frédéric et Irène Joliot-Curie, le physicien italien Enrico Fermi (1901-1954) et son équipe vont utiliser des neutrons pour bombarder les noyaux de différents matériaux, provoquer des transmutations et en étudier les produits, Dans la lignée de leurs expériences, Otto Hahn (1879-1968), Lise Meitner (1878-1968) et Fritz Strassmann (1902-1980) découvrent en 1938 qu’il est possible de casser des atomes lourds, d’uranium ou de thorium, en bombardant leur noyaux avec des neutrons. C’est la découverte de la fission nucléaire.

Pourquoi les Joliot-Curie n’ont-iels pas reçu le prix Nobel de physique ?

Frédéric et Irène Joliot-Curie avaient été proposées, avec James Chadwick, pour le prix Nobel de physique pour la découverte du neutron. Selon certains, l’opposition de Rutherford, estimant que les Joliot-Curie feraient bientôt d’autres découvertes méritant le Nobel, aurait conduit à réserver le prix à Chadwick seul. La fantaisie de l’histoire veut toutefois qu’iels soient tous·tes couronné·es la même année, chacun·e dans sa discipline.]

Irène et Frédéric Joliot-Curie (prix Nobel de Chimie 1935), encadrés par James Chadwick (prix Nobel de physique 1935) et Hans Spemann (prix Nobel de médecine 1935) lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de chimie. Stockholm, 1935 Photo Agence Fulgur. Musée Curie (coll. ACJC – MCP1082)

Pour aller plus loin

- Radvanyi Pierre, Les Curie. Pionniers de l’atome, Belin, 2005.

- Pinault Michel, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, 2000.

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