A l'origine de l'Institut du radium, le soutien de la comtesse Greffulhe
Publié le 06/12/2023
Modifié le 11/07/2024
par Valérie Frois
Modifié le 11/07/2024
par Valérie Frois
Temps de lecture: 9mn
La création de l’Institut du radium naît en 1909 de la volonté commune de l’Université de Paris et de l’Institut Pasteur. Il s’agit là de doter la France d’un centre de recherches sur la radioactivité, l’Institut autrichien de recherche sur le radium, créé en 1908 à Vienne, constituant un modèle.
Le radium, depuis sa découverte par Marie et Pierre Curie en 1898, avait montré des résultats dans les soins médicaux. Pierre Curie s’était notamment intéressé dès 1900 aux effets biologiques de la radioactivité en fournissant des échantillons à Henri Danlos dermatologue à l’Hôpital Saint-Louis pour des essais thérapeutiques.
L’idée de bâtir un nouvel institut prend forme avec l’appui des dirigeants, notamment Paul Appell, doyen de la Faculté des sciences, et Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur. Fruit de leur collaboration, ce centre de recherche doit fédérer recherches en physique et en chimie mais aussi en biologie. La décision de sa construction à frais communs est adoptée par les instances des deux parties en décembre 1909.
Au cours des étapes qui ont concrétisé ce projet, quelques personnalités inattendues ont apporté leur concours en soutien aux fondateur.trices de l’Institut du radium. Parmi les personnages en vue de cette époque, la comtesse Elisabeth Greffulhe (1860-1952).
S’intéressant aussi bien aux arts qu’aux sciences, la comtesse se tient informée des travaux des savants qui vont contribuer à l’essor du progrès scientifique de la fin du XIXe siècle. Elle intègre volontiers dans son cercle de relations de futurs grands noms de la science.
LA COMTESSE GREFFULHE, PROTECTRICE DES ARTS ET DE LA SCIENCE
Née comtesse Riquet de Caraman-Chimay, Elisabeth Greffulhe est réputée pour sa beauté, son élégance et son sens artistique. Elle reçoit dans son célèbre salon de nombreuses personnalités en vue : des têtes couronnées (le tsar Nicolas II, la reine Elisabeth de Belgique, le roi d’Angleterre Édouard VII), des politiciens, mais aussi des artistes peintres, sculpteurs (Auguste Rodin), danseurs (Isadora Duncan) et musiciens (Richard Strauss). Proche de Marcel Proust, c’est elle qui inspire l’auteur pour le personnage de la duchesse de Guermantes, dans son roman à la recherche du temps perdu.
La comtesse Greffulhe fonde en 1890 la Société des grandes auditions musicales, afin de faire connaître de nouveaux talents et des chefs-d’œuvre inédits ou rarement entendus en France.
Bien que n’ayant aucune formation scientifique, la comtesse s’intéresse aussi aux progrès de la science, particulièrement dans le domaine de la chimie.
La comtesse peut ainsi réunir des noms prestigieux autour d’un dîner : Sir William Crookes , Henri Becquerel, Marcellin Berthelot, Edouard Branly, et bien sûr Marie et Pierre Curie. La sympathie qu’elle porte aux avancées scientifiques et à leurs découvreur.ses la conduira à lever des fonds, notamment au profit d’Edouard Branly et de Marie Curie.
UN GENIE DES RELATIONS PUBLIQUES
Figure de la vie aristocratique parisienne de la Belle-époque, Elisabeth Greffulhe ne ménage pas ses efforts « en vue de faire naître des circonstances », selon sa devise.
Elle est alertée en 1903 des difficultés que rencontrent Marie et Pierre Curie pour obtenir un nouveau laboratoire. C’est l’un de ses familiers, Georges Urbain, professeur de chimie à la Sorbonne, ami de longue date de Pierre Curie et Jean Perrin, qui lui permet de rencontrer les Curie.
Dès novembre 1905, la comtesse exprime au doyen de la Faculté des sciences de Paris son souhait d’aider le couple de savants. Marie et Pierre Curie mènent alors leurs expériences dans des locaux annexes de la Sorbonne, rue Cuvier, près du Jardin des Plantes de Paris.
La comtesse se met en campagne pour la création d’un laboratoire du radium pouvant succéder à celui de la rue Cuvier, dans le cadre du projet d’agrandissement de l’Université de Paris.
« Monsieur le Recteur Liard me charge de vous remercier du concours que voulez bien donner au développement de l’université de Paris, et, en particulier, à la création d’un laboratoire du radium »
Paul Appell, Doyen de la faculté des sciences, à la Comtesse Greffulhe, le 8 novembre 1905.
Elle intervient dans les démarches que le recteur de la Sorbonne, Louis Liard, mène auprès du monastère de Notre-Dame de la Charité pour acquérir 30 000 m2 de terrains, entre la rue d’Ulm et la rue Saint-Jacques, dans la perspective de l’agrandissement de l’université. Le projet inclut la construction d’un Institut du radium.
Par ailleurs, la comtesse entretient des liens avec les mondes politiques, diplomatiques et journalistiques. Comme nous le verrons plus loin et dans le but de favoriser les négociations, elle n’hésitera pas à impliquer son ami Denys Cochin, chimiste de formation, homme politique, académicien et député de Paris (de 1893 à 1919).
En février 1906, à la demande de la comtesse, Pierre Curie prépare une lettre contenant une série d’indications illustrées de quelques dessins sur « le laboratoire rêvé ».
« Voici ci-joint les indications que vous nous avez demandées sur le laboratoire rêvé. (…)
Nous pensons qu’il serait très bien pour notre laboratoire d’avoir à notre disposition des salles de travail dont la surface totale serait de 500 à 600 mètres carrés. »
Pierre Curie à la Comtesse Greffulhe, le 6 février 1906.
Le décès accidentel de Pierre Curie survient deux mois plus tard. La comtesse exprime son amitié à Marie Curie et sa détermination à voir se réaliser le projet du laboratoire reste intacte.
« La France perd son plus illustre représentant. Elle ne peut même pas encore juger toute l’étendue de sa perte. Je pleure et prie avec vous. »
Comtesse Greffulhe à Marie Curie, le 20 avril 1906 (extrait).
A la recherche de financements
La comtesse Greffulhe aura à cœur de trouver des financements pour le laboratoire rêvé par les Curie. En mars 1907, elle sollicite l’industriel et philanthrope Andrew Carnegie pour obtenir une aide d’1,5 million de francs, à la hauteur d’un projet de grande ampleur : un institut scientifique international, fédérateur de savants du monde entier, dont un laboratoire estimé à 500 000 francs qui portera le nom de Pierre Curie.
La comtesse n’obtient pas le résultat espéré mais sa démarche s’avère utile car on sait de Marie Curie, que Carnegie lui a accordé une série de bourses annuelles pour l’accueil des jeunes chercheurs dans son laboratoire.
« Enfin il ne faut pas oublier qu’une donation importante due à la générosité de M. Carnegie est attachée au laboratoire Curie et que cette donation augmente la raison d’être d’un laboratoire définitif tel que l’institut Curie. »
Marie Curie à la comtesse Greffulhe, le 11 février 1908.
Marie Curie lui ayant fait parvenir une nouvelle version du projet de Pierre, la comtesse rappelle en 1908 l’idée du laboratoire du radium au recteur de l’Université. Parallèlement, sur la suggestion de la comtesse, Denys Cochin propose au Conseil de l’Institut Pasteur d’utiliser un legs que l’institution avait reçu d’un grand mécène récemment disparu, Daniel Iffla Osiris (1825-1907) en l’affectant à la création de l’Institut du radium.
Osiris avait en effet désigné l’Institut Pasteur exécuteur testamentaire d’un legs de plus de 30 millions de francs-or (environ 100 M€ de nos jours). Ce choix s’explique par sa rencontre avec le directeur de l’Institut Pasteur, le Dr Émile Roux. Ce scientifique reconnu, élève de Pasteur et co-fondateur de l’Institut Pasteur, avait très favorablement impressionné le mécène.
« Ayant toujours eu l’ardent désir de favoriser les découvertes scientifiques qui peuvent contribuer au soulagement de l’humanité, je place mon legs universel et son exécution sous l’invocation de la mémoire du grand Pasteur, une des gloires les plus pures de mon pays ».
Daniel Iffla Osiris
Bordelais d’origine juive séfarade, Daniel Iffla fait fortune dans les milieux financiers. Devenu veuf et sans descendance, il bénéficie en 1861 d’un décret impérial pour ajouter à son patronyme le nom d’Osiris, en référence au dieu égyptien que l’on qualifie communément de bienfaisant et civilisateur.
Daniel Iffla Osiris consacre dès lors sa fortune au mécénat, dans l’esprit de ses valeurs philanthropiques, républicaines et nationalistes. Son œuvre continue après sa mort avec notamment, le legs qu’il consent à l’Institut Pasteur. De nos jours, certains patrimoines témoignent encore de ses dons considérables.
LA CONSTRUCTION DE L’INSTITUT DU RADIUM SE CONCRETISE
Les efforts de la comtesse, combinés aux appuis qu’elle obtient de ses relations, sont récompensés.
L’idée sera retenue et, à la mi-décembre 1909, le Conseil de l’Institut Pasteur décide d'accepter la proposition de l'Université de Paris pour construire ensemble l’Institut du radium.
« Il y a quatre ans, quand vous aviez l’idée de créer un grand laboratoire pour Monsieur et Madame Curie, j’avais bien peur que le projet ne fût réalisable de longtemps… Je suis heureux (..) de vous annoncer le succès probable d’une fondation à laquelle vous vous êtes intéressée la première. »
Denys Cochin à la Comtesse Greffulhe (extrait) - Archives de l’Institut Pasteur, Fonds Greffulhe
Les travaux débutent en 1911 et s’achèvent en juillet 1914. Le journal La Liberté du 10 janvier 1913 annonce que le « Le palais du Radium » est achevé.
Le rôle de la comtesse dans cette entreprise restera méconnu du public à son époque. Les archives de ses correspondances nous révèlent cependant la pugnacité et les talents de diplomatie d’Elisabeth Greffulhe pour avoir contribué à réaliser le laboratoire rêvé du couple Curie.
POUR ALLER PLUS LOIN
> Blanc Karine, Pierre Curie, Correspondances, Editions Monelle Hayot, 2009;
> Hillerin Laure, La comtesse Greffulhe, l’ombre de Guermantes, éditions Flammarion, 2014;
> Courrier R., Notice sur la vie et les travaux de Georges Urbain (1872-1938);
> Lavisse Ernest, Louis Liard, Note biographique, Revue internationale de l'enseignement, tome 72,1918. pp. 81-99;
> L’histoire de l’Institut du radium et de la Fondation Curie selon le Dr Regaud.