A travers le temps et les frontières : le livre d’Eve Curie sur sa mère.
Publié le 28/06/2023
Modifié le 11/07/2024
par Natalie Pigeard
Modifié le 11/07/2024
par Natalie Pigeard
Temps de lecture: 8mn
Le témoignage d’une fille sur sa célèbre mère.
Ève Curie est la fille cadette de Marie et Pierre Curie. Née le 6 décembre 1904, elle ne connait son père, décédé 18 mois après sa naissance, qu’au travers des souvenirs de sa mère et ses proches. Au décès de Marie Curie en 1934, Eve a 30 ans et déjà quelques publications d’articles à son actif. Sous la proposition des éditions américaines « Doubleday, Doran & Company », elle signe, dès l’année suivante, un contrat pour l’écriture d’une biographie sur sa mère.
En deux ans le livre est écrit, prêt à être édité en anglais aux Etats-Unis. Il y parait en 1937. L’année suivante, Gallimard le publie en français. L’histoire de Marie Curie, telle que la raconte sa fille Eve, devient pandémique. Quelques mois après sa sortie, Gallimard en est déjà à sa 170em réimpression !
Le livre d’Eve est le deuxième ouvrage biographique paru en France sur Marie Curie après celui de Jean Hesse en 1936, qu’il adapte déjà pour enfants l’année suivante. Mais si l’œuvre de Hesse retrace à grands traits la vie de Marie Curie, celle d’Eve Curie détaille chaque période de la vie de sa mère en se voulant la plus exacte possible. Même si elle exagère certains faits, en invente quelques autres, c’est bien la première biographie romancée de Marie Curie, qui se base sur des archives et des témoignages en même temps que sur sa mémoire de fille.
À travers les frontières et le temps
Bien qu’écrit en français d’abord, c’est en anglais que le livre sort en premier en janvier 1937. La France n’aura le droit de lire l’histoire de Marie Curie que l’année suivante. Entre temps, déjà de nombreux pays ont leur traduction comme la Lettonie, l’Argentine, la Suède, l’Allemagne ou la Belgique. A peine édité, le livre connait donc de nombreuses traductions qui en font un best-seller non pas américain, français ou polonais mais mondial. En dix années, l’ouvrage est traduit en Slovène, en Russe, en Japonais, en Danois, etc.
Pour qu’il soit plus encore diffusé, il est adapté en livre pour enfant, en livre scolaire également pour les petit Japonais ou Allemands qui apprennent le français. Aujourd’hui encore c’est le livre le plus vendu par l’Association Curie et Joliot-Curie au Musée Curie.
À chaque fois que le livre était traduit, édité, Eve Curie en recevait un ou plusieurs exemplaires qu’elle conservait dans sa bibliothèque, chez elle à New-York. Ceci étant, on ne peut être certain.es que d’autres éditions n’aient pas échappé à cette règle. De plus, les a-t-elle tous gardé ? En tout état de cause, on sait qu’elle en conservait plus d’une armoire pleine.
Créer la légende Marie Curie
Si l’ouvrage se veut une biographie de Marie Curie, ou plutôt « La » biographie de Marie Curie, il est avant tout le témoignage d’une fille sur sa célèbre mère. Cependant, pour Eve Curie, c’est la Marie Curie qu’elle décrit qui doit rester dans la mémoire collective.
Pour cela, elle utilise tous les ressorts de l’écriture romancée pour que l’ouvrage percute son public. D’emblée elle use d’un ton misérabiliste : elle est femme, elle appartient à une nation opprimée, elle est pauvre, elle est belle. Une vocation puissante lui fait quitter sa patrie, la Pologne, pour venir étudier à Paris où elle vit des années de solitude, de difficulté. Elle rencontre un homme qui a du génie comme elle. Elle l’épouse. Leur bonheur est d’une qualité unique. Le reste de sa vie n’est qu’un don perpétuel. Sa mission accomplie, elle meurt, épuisée, ayant refusé la richesse et subi les honneurs avec indifférence.
Son livre cumule l’usage d’un registre lexical saturé de termes forts, suscitant l’admiration et l’empathie du lecteur pour l’héroïne. 20 fois le mot sacrifice, 278 fois le mot petit, 61 celui de génie, 79 fois Eve mobilise le registre de la pauvreté pour qualifier la vie de sa mère dans son ouvrage. L’héroïne est créée en même temps que sa légende.
Marie Curie versus Maria Skłodowska
Cette image de Marie Curie dans la version française est-elle la même que dans les autres langues ? Conserver à un même endroit l’ensemble des traductions du livre d’Eve Curie permet de mener plusieurs études sur l’image que celui-ci donne de l’histoire de Marie Curie selon les pays et l’époque où il est diffusé.
L’édition polonaise est à ce sujet assez prometteuse quant à l’étude comparative qui pourrait être faite. Que veut dire Eve Curie quand elle parle des « tares qui affaiblissaient le royaume » au sujet de la fin de la République des deux nations qui engendra la domination russe ? Le jugement doit être assez sévère pour justifier que ladite phrase soit supprimée de la version polonaise. Cette différence de fonds entre la version polonaise et la version française est loin d’être la seule. Un chapitre entier a disparu. Dans ce chapitre, dans la version française, Eve raconte que sa mère à perdu la foi religieuse. Dans un autre, la servitude de la femme dans le mariage est rayée.
Eve Curie savait lire le Polonais qu’elle avait appris enfant. Cependant elle ne connaissait surement pas assez la langue maternelle de sa mère pour mener elle-même la traduction de son livre dans cette langue. Elle confie cette tâche à sa cousine Hanna Szyller fille de la sœur de Marie Curie, Hélèna. Par sa pratique de la langue polonaise, Eve ne peut ignorer les grandes différences qu’il y a entre les versions française et polonaise de son livre. Et si Eve les a accepté, on peut supposer qu’Hanna lui a présenté ces coupes comme nécessaire dans le contexte géopolitique que connait alors la Pologne fragilisée en cette fin des années 30. Dans le chapitre 2, Eve reporte la fin de la République des deux nations à la faiblesse du dirigeant Stanislas Auguste Poniatowski mais aussi à la décadence du pays. « Il comprenait les tares qui affaiblissaient le royaume et il leur cherchait des remèdes. Malheureusement, c’était un homme sans courage. » Dans la version polonaise, la première phrase est purement supprimée. La Pologne doit montrer sa force non ses faiblesses passées. Tout un chapitre manque ou a été écourté et assemblé avec un autre également écourté ? En tout état de cause, les Polonais ne pourront pas lire que Marie Curie a perdu la foi catholique.
Quelles différences encore ? Comment les expliquer ? La collection des livres d’Eve que conserve le musée est à la disposition des chercheur.ses intéressé.es par ces questions.
Un matériau pour la recherche
En 2007, Eve Curie décède à presque 103 ans. A partir de 2009, ses ayants-droits déposent successivement une partie de ses archives au centre de Ressources Historiques du Musée Curie, dont sa correspondance internationale avec les éditeurs de son livre, mais aussi toute la documentation réunie pour l’écrire.
En 2015, Anne et Pierre Joliot ainsi qu’Hélène Langevin, rapatrient sa bibliothèque et décident d’en donner une très grande partie au Musée Curie. Ils prennent soin à ce que ce dernier conserve au moins un exemplaire de chacune des 92 traductions ou éditions qu’Eve Curie avait conservé.
Si Eve, d’après ses archives, voulait suivre chaque diffusion de son ouvrage, il est évident que la très grande majorité des traductions lui échappaient. D’autant plus que certaines traductions ne venaient pas de l’original mais d’une autre langue. Ainsi l’édition Slovaque est une traduction de l’édition Slovène. Comment savoir si ces traductions sont fidèles à l’original ? On peut se poser la question, d’autant plus qu’aujourd’hui, il est aisé de comparer ne serait-ce que sommairement quelques pages d’une traduction à l’autre.
Pour aller plus loin
Le catalogue de la bibliothèque d’Eve Curie au Musée Curie, consultable en ligne;
PIGEARD-MICAULT, Natalie, « Les biographies sur Marie Skłodowska-Curie comme outil de construction des stéréotypes et des idéologies », in Femmes et le Savoir ed Classiques Garnier, 2020. p. 241-258;
Monteil, Claudine, Eve Curie ; L’autre fille de Pierre et Marie Curie, ed : O. Jacob, 2016.