La collection de dessins histologiques du Musée Curie

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Publié le 17/02/2023
Modifié le 15/09/2023
par Camilla Maiani
Temps de lecture: 8mn
Entre sciences et arts, les dessins de cellules et de tissus conservés au Musée Curie, et crées pour beaucoup par le médecin Claudius Regaud, témoignent d’une technique de recherche étonnante et méconnue.

Le Musée Curie conserve une collection de dessins de tissus et cellules (ou histologiques) datant de la fin du XIXe siècle à la moitié du XXe siècle. Tracés au crayon noir, colorés à l’encre ou à la gouache, ces dessins ont l’aspect d’œuvres d’art. On peut supposer que les chercheur.ses qui les ont produits n’étaient pas insensibles à la beauté de ces dessins : certains parmi les documents présentent une accroche au dos, et ont peut-être été exposés dans des bureaux, des salles de laboratoire ou de cours. Ils ont cependant été créés en tant qu’outils de recherche par des médecin.es et chercheur.ses de la Fondation Curie.

Beaucoup des dessins conservés dans les archives du Musée Curie sont de la main de Claudius Regaud, l’un des pionniers de la radiothérapie, directeur du laboratoire Pasteur de l’Institut du radium et de la Fondation Curie. Ils permettent aujourd’hui d’illustrer ses recherches, en même temps que son talent pour la pratique du dessin histologique. Plus généralement, ces magnifiques documents témoignent d’une époque où la photographie et le dessin coexistaient en tant qu’outils de recherche dans le laboratoire Pasteur de l’Institut du radium.

Claudius Regaud et l’importance de l’image comme outil de recherche

Médecin de formation, Regaud se spécialise à partir de 1893 en histologie, la science qui étudie la structure microscopique des tissus vivants. Très vite, il devient un pionnier de la radiothérapie, et l’un des organisateurs de la lutte française contre le cancer. Expérimentateur adroit, il innove à plusieurs reprises dans le domaine de l’image histologique. Il introduit notamment une technique, encore aujourd’hui appelée « coloration de Regaud », pour colorer de manière sélective certaines composantes des cellules, et les rendre ainsi visibles au microscope.

Regaud contribue à d’autres innovations liées à la reproduction d’images cellulaires. Il contribue à améliorer le microscope optique, ainsi que la technique de la microphotographie. L’importante production de dessins histologiques qu’il a laissée derrière lui témoigne également de son intérêt pour cette pratique. Après sa mort en 1940, son élève Antoine Lacassagne se souvient de leurs séances de travail communes et écrit « J’éprouvais un réel plaisir à ces séances où, dans une atmosphère fleurant le baume du Canada et l’alcool, s’objectivaient les mécanismes de divers agencements cellulaires, sous forme d’images agréablement colorées ». En histologiste de son temps, Regaud considère alors qu’à partir d’une description précise des formes et des agencements des cellules, on peut déduire des informations sur leur fonctionnement.

La coloration de Regaud

Cette innovation dans le domaine de la coloration cellulaire, a un impact important sur la carrière de Claudius Regaud. En effet, cette technique, associée à d’autres techniques de coloration déjà existantes, lui permettent de décrire en détail pour la première fois le système reproducteur de plusieurs modèles animaux. C’est à partir de ces travaux que Regaud propose un parallèle entre la reproduction rapide des cellules souche et celle des cellules cancéreuses. L’observation de la destruction des cellules souche par l’exposition aux rayons X, représente ainsi un premier pas dans le développement de radiothérapies pour le soin des cancers.

Dessin au crayon noir et à l'encre de la main de Claudius Regaud, représentant un rein de serpent (tropidonatus natrix), teinté par des colorants spécifiques et observé au microscope, 1897. © Musée Curie (fonds du laboratoire Pasteur)

Le dessin histologique

Le dessin est un outil courant dans beaucoup de domaines scientifiques, et notamment en biologie. Dans ce cas, il permet aux chercheur.ses de reproduire sur le papier des images vues au microscope. Cette reproduction a différents objectifs, comme par exemple celui d’« enregistrer » un résultat pour pouvoir l’étudier et le comparer avec d’autres, ou d’illustrer un texte lors d’une publication. En témoignent les centaines de dessins histologiques conservés au Musée Curie.

Ces dessins sont réalisés grâce à différentes techniques permettant de projeter l’image de l’échantillon biologique sur une tablette de dessin. Ils sont tracés au crayon noir, et colorés à l’encre ou à la gouache. Souvent, des légendes peuvent être ajoutées directement sur le dessin, ou sur du papier calque que l’on superpose au dessin.

Dessin de 1905 par Claudius Regaud d'un œuf de lapine. Il présente des annotations de l'auteur sur les techniques utilisées pour le produire. © Musée Curie (fonds du laboratoire Pasteur)

Sur beaucoup de dessins on peut lire des notes de travail. Dans certains cas, ces notes permettent aux chercheur.ses de se souvenir des techniques par lesquelles le dessin ou l’échantillon représenté ont été obtenus. Dans d’autres cas, il s’agit de messages pour l’éditeur, suggérant de changer à certains endroit le rendu de l’image à la publication. Parfois, les archives conservent différentes versions d’un même dessin, souvent retravaillé parce que destiné à la publication. Ces étapes de production montrent bien les heures de travail minutieux, et peut-être fastidieux, que les chercheur.ses dédient à améliorer les images.

Dessin de Claudius Regaud, avec des annotations pour l'éditeur. Il représente des mitochondries de l'épithélium séminal du rat. Publié en 1910. © Musée Curie (fonds du laboratoire Pasteur)

Le dessin scientifique remplacé par la photographie ?

Alors que le dessin scientifique est une technique laborieuse et complexe, on peut se demander pourquoi il est toujours utilisé au cours du XXe siècle au laboratoire Pasteur de l’Institut du radium, au moment où que la microphotographie se développe. En effet, la technique photographique est plus rapide que le dessin, produit des images précises jusqu’au moindre détail, et non biaisées par le regard de l’auteur.trice.

La photographie est bien présente au laboratoire Pasteur, dès sa création en 1915. Lors de la construction du dispensaire de la Fondation Curie en 1922, trois salles sont dédiées à la photographie et au dessin scientifiques, et un photographe professionnel, M. Pivot, est employé. A cette époque, différentes techniques sont utilisées pour effectuer des photographies macroscopiques (malades, animaux, documents, etc.), mais aussi microscopiques, reproduisant des coupes histologiques par l’association d’un appareil photographique et d’un microscope.

Cependant, la photographie ne remplace pas complètement le dessin au sein de l’Institut du radium. Cette technique est même prédominante, au moins jusqu’à la seconde Guerre mondiale, lorsqu’il s’agit de représenter des échantillons microscopiques, par exemple des coupes histologiques des tumeurs. Dans ce cas, le dessin permet de mettre en avant, ou rendre visibles, certains détails de l’image utiles à la recherche et difficiles, voire impossibles à photographier. Avant l’ère du numérique et de photoshop, le dessin permet également de gommer les éléments secondaires, voire dérangeants (poussières, tâches, etc.), en rendant ainsi l’image d’origine plus lisible. Au laboratoire Pasteur de l’Institut du radium, le dessin reste donc un véritable outil de recherche, de pédagogie et de documentation.

Dessin de Claudius Regaud à l'encre noir et lavis, avec annotation "couper cette partie du cliché" (1910). © Musée Curie (fonds du laboratoire Pasteur)

Du dessin scientifique à l’objet de musée

Le Musée Curie conserve plusieurs centaines de dessins histologiques de la main de Claudius Regaud, de quelques un.es de ses collègues, ou de dessinateurs professionnels. Ces dessins sont aujourd’hui organisés en deux fonds d’archives : un premier fonds pour la période d’avant la création de l’Institut du radium, et un deuxième fonds provenant du service photographique du laboratoire Pasteur.

Une partie des dessins les plus anciens sont parvenus au Musée Curie directement du bureau de Claudius Regaud, dans sa maison familiale de la région lyonnaise. Classés par son fils Jean Regaud dans le but d’écrire une biographie de son père, ils arrivent en 2009 au Musée Curie par un don de la famille. Au fil du temps, d’autres versements successifs d’anciens services du laboratoire Pasteur ont enrichi cette collection de dessins histologiques.

Quelques dessins histologiques conservés au Musée Curie © Camilla Maiani / Musée Curie

Quelques dessins histologiques conservés au Musée Curie © Camilla Maiani / Musée Curie

Lors de la rénovation du Musée Curie en 2012, des fac-similé de six dessins de Claudius Regaud sont créés, dans le but de les exposer dans l’espace muséal. En effet, pour préserver les images et les couleurs d’origine, il n’est pas envisageable d’exposer des originaux en vitrine ; ceux-ci sont conservés dans des boîtes de conditionnement neutres, à l’abri de la lumière, et sont consultables sur rendez-vous aux archives du musée.

Les fac-similé des dessins histologiques exposés dans la vitrine du Musée Curie, 2013. © Sacha Lenormand / Musée Curie

Plus de 300 dessins provenant du fonds Regaud sont aujourd’hui également consultables en ligne, sur le site web de la bibliothèque numérique de PSL explore. Ils ont été numérisés lors d’une campagne financée par l’université Paris Sciences et Lettres, dans un objectif de valorisation de ces fonds fragiles et précieux.

Ce texte est en partie basé sur le travail de recherche de Isma Bennabi, publié en 2015.

POUR ALLER PLUS LOIN

> J.-P. Camilleri et J. Coursaget, Pionniers de la radiothérapie. Paris: EDP sciences, 2005.

> I. Bennabi, « La photographie et le dessin à la Fondation Curie, de 1921 à la seconde guerre mondiale. », Vesalius, vol. XXI, nᵒ 2, p. 61‑68, déc. 2015.

> N. Foray, « Claudius Regaud (1870–1940) : relecture des archives d’un pionnier de la radiobiologie et de la radiothérapie », Cancer/Radiothérapie, vol. 16, no 4, p. 315‑321, juill. 2012. Disponible ICI

> A. Lacassagne, « L’œuvre de Regaud cancérologiste », LCC, 69-70, 95-112, 1941.

> Les numérisations des dessins de Claudius Regaud disponibles sur PSL EXPLORE

> Le catalogue complet des dessins histologiques du Musée Curie est sur CALAMES

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