Les "spectres" de Demarçay

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Publié le 12/12/2022
Modifié le 15/09/2023
par Camilla Maiani
Temps de lecture: 9mn
Eugène Demarçay (1852-1903), chimiste et spectroscopiste réputé, a collaboré avec Marie et Pierre Curie pour analyser leurs tout premiers échantillons de radium. Aujourd’hui les archives du Musée Curie conservent deux spectres du radium, cadeau du chimiste au couple de savants.

Eugène Demarçay est un chimiste français de la génération de Pierre Curie. Formé à l’école Polytechnique, Eugène Demarçay poursuit ses recherches dans son propre laboratoire, au nord de Paris. En 1896, grâce à des mesures de spectroscopie, Eugène Demarçay prédit l’existence d’un nouvel élément dans des échantillons de samarium qu’il est en train d’étudier. Il nomme ce nouvel élément europium en 1901, après l’avoir isolé chimiquement. Eugène Demarçay devient rapidement un des rares experts reconnus de spectroscopie.

Portrait d’Eugène-Anatole Demarçay en 1898. © Musée Curie (coll. ACJC)

En 1904, suite à la mort prématurée de Demarçay, le chimiste Alexandre Étard écrit :

« Le laboratoire privé de Demarçay avait une grande renommée. Là, et là seulement, un spectre compliqué se lisait comme une partition d’opéra. Tous ceux qui pensaient avoir un nouvel élément pur le lui apportaient et étaient aussitôt renseignés. Un de nos éminents physiciens, M. P. Curie, fit ainsi examiner au début de ses recherches sur le radium une parcelle de sels de baryum dans laquelle Demarçay vit aussitôt une raie qu’il ne connaissait pas.»

Parmi les recherches d’Eugène Demarçay, celle menée sur le radium, en collaboration avec Marie et Pierre Curie, est probablement la plus célèbre.

La spectroscopie

La spectroscopie est une technique expérimentale permettant d’identifier les éléments chimiques grâce à la lumière caractéristique qu’ils émettent lorsqu’ils sont, par exemple, chauffés. Le faisceau de lumière est ensuite guidé à travers un ou plusieurs prismes pour être décomposé. Le résultat est un ensemble de lignes lumineuses, indépendant du prisme utilisé . En fait, la position relative de ces lignes dépend de manière unique et universelle des éléments chimiques présents dans l’échantillon analysé. Il s’agit d’un véritable "code barre", dont la lecture permet d’identifier les composantes chimiques de l’échantillon.

Spectres de l'hydrogène (haut) et de l'helium (bas), pour illustrer le principe. © Wikimedia commons

Les spectres du « radium baryfère »

En 1898, Marie et Pierre Curie découvrent le radium. Extrêmement radioactif, le radium est aussi un élément très rare. Les deux scientifiques parviennent à le découvrir en quelques mois seulement dans les minerais d’uranium, en se laissant guider par la mesure de ses très fortes émissions radioactives. Avant de publier le résultat, le couple de scientifiques souhaite confirmer sa découverte par une autre méthode expérimentale. La méthode spectroscopique, totalement indépendante de la mesure du phénomène de la radioactivité, semble la plus appropriée.

Pour cela, ils se tournent vers Eugène Demarçay. Celui-ci est non seulement expert de cette méthode, mais il fait aussi partie du même cercle de scientifiques et intellectuels parisiens que les Curie. Il est lui aussi élève de Charles Wurtz, comme Charles Friedel, Paul Schutzemberger, et d’autres amis et collègues des Curie.

Pierre Curie écrit à Demarçay en décembre 1898:

« Nous avons trouvé, Mme Curie et moi, une nouvelle substance fortement radioactive [..]. Il s’agit, cette fois, d’une substance ayant des propriétés analytiques voisines de celles du baryum dont nous n’avons pu encore la séparer. »

Page tirée d'une publication d'Eugène Demarçay sur le spectre du radium. Il s'agit d'un article de 1900, paru dans la Revue générale des Sciences pures et appliquées. © BnF Gallica.

Demarçay analyse ce tout premier échantillon de « radium baryfère », et y trouve une nouvelle raie, qui ne correspond à aucun autre élément chimique connu. Encouragés par ce résultat, les Curie préparent alors plusieurs échantillons, de plus en plus concentrés en la nouvelle substance, qu’ils envoient au chimiste. Celui-ci produit des spectres montrant la nouvelle raie de plus en plus clairement.

Le 26 décembre 1898, les Curie communiquent leur découverte à l’Académie des sciences, basée sur la mesure de radioactivité. Ensuite, le résultat spectroscopique de Demarçay est présenté : il s’agit de la première mesure du spectre du radium. Eugène Demarçay publie encore trois fois sur le sujet pour présenter un spectre de plus en plus précisément établi. D’autres scientifiques ont repris et poursuivi ce travail, avec des précisions de mesures toujours plus importantes au fur et à mesure que les techniques spectroscopiques évoluaient, jusqu’à la publication en 1933 par le physicien danois Ebbe Rasmussen du spectre du radium actuellement admis.

Une confirmation de l'existence du radium

Marie et Pierre Curie dans le hangar dit "de la découverte" vers 1903. © Musée Curie (coll. ACJC)

En utilisant une approche expérimentale différente des Curie, les spectres de Demarçay ont joué un rôle important dans la découverte du radium. Il ne faut pas oublier que le radium est présent en traces infimes dans les échantillons, et mélangé au baryum, il est donc complètement indétectable pour les Curie en dehors de l’intensité de son émission radioactive. Les Curie travaillent « dans le noir ». L’accord du résultat expérimental de Demarçay représente donc pour eux une confirmation importante de leur hypothèse. C’est pour cela que le 27 décembre 1898, juste après la communication à l’Académie des Sciences, Pierre Curie écrit à Demarçay :

« Je suis bien aise de n’avoir pas présenté la note il y a huit jours ; mais hier je n’ai pas hésité, car il me semble que le fait que la nouvelle raie augmente d’intensité en même temps que le produit augmente d’activité radiante donne une grande probabilité en faveur du nouveau corps simple. Nous proposons pour ce corps le nom de radium. »

Vers l’isolation du radium

Lettre d'Eugène Demarçay à Marie Curie, datant du 11 juillet 1902 faisant partie des échanges autour de la purification des échantillons de radium. © BnF Gallica NAF18434

Lettre d'Eugène Demarçay à Marie Curie, datant du 11 juillet 1902 faisant partie des échanges autour de la purification des échantillons de radium. © BnF Gallica NAF18434

« Je crois qu’il ne nous est plus guère possible de douter que nos corps radioactifs ne soient des éléments nouveaux et c’est grâce à vous que nous avons pu acquérir la quasi-certitude de ce que nous pensions [...] »

écrit Pierre Curie à Eugène Demarçay le 30 juillet 1899. Si les Curie ne semblent plus douter de leur découverte, la "certitude" ne peut venir qu’avec l’isolation et la détermination du poids atomique du radium. En effet, une partie de la communauté scientifique ne considère pas alors la preuve spectroscopique, ni la preuve radiochimique, comme étant suffisantes.

C’est justement pour avoir cette preuve, que la collaboration entre Eugène Demarçay et Marie et Pierre Curie se poursuit encore pendant plusieurs années, jusqu’en 1902. Par ses analyses, Demarçay estime la pureté des échantillons préparés par Marie et Pierre Curie. Plus les échantillons sont concentrés en radium, plus l’estimation du poids atomique du radium par Marie et Pierre Curie peut être considérée comme fiable.

Ainsi le 25 mars 1902 Pierre Curie écrit au chimiste :

« Ma femme vient de terminer son fractionnement. Elle a concentré tout ce que nous possédons en radium et elle est anxieuse de savoir le résultat si elle aura assez de matière pour le poids atomique. »

Demarçay, une fois analysé cet échantillon, le 29 mars, lui répond :

« Le n. 1 est du radium très pur un peu moins cependant que celui de l’an passé »

Plusieurs échanges de ce type ont lieu jusqu’à la publication d’une première mesure du poids atomique du radium dans la thèse de doctorat de Marie Curie, en 1903. Son estimation est alors de 225, la valeur acceptée aujourd’hui étant de 226.

Lettre d'Eugène Demarçay à Marie Curie, datant du 11 juillet 1902 faisant partie des échanges autour de la purification des échantillons de radium. © BnF Gallica NAF18434

Les spectres conservés au Musée Curie

Les spectres de Demarçay dans leurs boîtes de conservation aux archives du Musée Curie. © Musée Curie / Sacha Lenormand 2022

Les deux spectres de Demarçay sont restés pendant des années dans le bureau de Marie Curie, parmi un ensemble de plaques de verre. Ils ont été retrouvés au printemps 2011, au moment des travaux de rénovation du Musée Curie.

Nous avons peu d’informations sur l’origine exacte de ces deux spectres. Il s’agit de deux agrandissements d’une même image, collés sur des cartons, qui auraient été donnés par Eugène Demarçay à Marie et Pierre Curie. Sur l’un des deux on lit une dédicace manuscrite du chimiste: «À Monsieur et Madame Curie, hommage de l’auteur. E. Demarçay ». Dans la légende, Demarçay précise aussi la technique expérimentale qu’il a utilisée, et il indique où retrouver les raies associées au radium, ainsi que celles caractérisant le baryum et le calcium. Les deux documents ne sont pas datés. On peut cependant exclure qu’ils proviennent des premiers travaux de Demarçay, car la position des raies du radium visibles dans l’image ne correspond pas à ce que l’on retrouve dans ses quatre publications.

Les spectres de Demarçay dans leurs boîtes de conservation aux archives du Musée Curie. © Musée Curie / Sacha Lenormand 2022

Il est en revanche probable que ce spectre ait été sélectionné par Demarçay pour le présenter lors de conférences scientifiques. En effet, les Curie utilisent à cette époque les spectres de Demarçay comme pièces à conviction de l’existence du radium. Entre 1900 et 1901, Pierre Curie écrit plusieurs fois au chimiste pour lui demander des clichés à cet usage. Dans une lettre du 9 juin 1900, il lui demande aussi de « mettre quelque signe permettant de reconnaître les 2 ou 3 raies les plus importantes du radium car nous sommes incapables de les retrouver ». Dans une lettre de remerciements, quelques jours plus tard, Pierre Curie précise « Espérons que cette projection diminuera le nombre des incrédules ».

Malgré le peu d’information que nous avons sur ces documents, ils constituent une trace importante de la contribution d’Eugène Demarçay à la découverte du radium, et nous rappellent la dimension collaborative de la recherche scientifique.

Pour aller plus loin

> P. Curie, K. Blanc, E. Těšínská, et J.-P. Adloff, Correspondances, Saint-Rémy-en-l’Eau: Monnelle Hayot, 2009;

> P. Curie, M. Curie, G. Bémont, Sur une nouvelle substance fortement radio-active contenue dans la pechblende, C.R. Acad. Sci., 1898, 127, p. 1215.

> E. Demarçay, Sur le spectre d’une substance radioactive, C.R. Acad. Sci., 1898, 127, p. 1218.

> E. Demarçay, Sur le spectre du radium, C.R. Acad. Sci., 1899, 129, p. 717.

> E. Demarçay, Sur le spectre du radium, C.R. Acad. Sci., 1900, 131, p. 258.

> E. Demarçay, Le spectre du radium, Revue générale des Sciences pures et appliquées, 1900, 11, p. 1044.

> A. Etard, Notice sur la vie et les travaux d’Eugène Demarçay, Bull. Soc. Chim. Paris, Soc. Chim. Fr., Mémoires, 1904, 31.

> P. Reinhardt, Sur un spectre du radium, l’actualité chimique, no 403, p. 48-52, janv. 2016.

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