Les dessous de la conception du conte "Irène Curie, fée de l'atome"

À la uneCoulisses

Publié le 09/02/2024
Modifié le 19/03/2024
par Nathalie Huchette
Temps de lecture: 11mn
Entrons dans les coulisses de la création du nouveau spectacle du Musée Curie et explorons quelques questions. Quels sont les partis pris de la structure du récit et de sa mise en scène ? Comment le rêve, la poésie et l’imaginaire peuvent-ils côtoyer la véracité historique et scientifique et prendre du sens ?

Sur mon idée, la direction du musée a commandé en 2023 à la conteuse Elisa Bou avec laquelle j’ai collaboré en tant que responsable de l’action culturelle et de la communication, la production d'un nouveau récit conté pour les 8 ans et plus intitulé “Irène Curie, fée de l’atome”. L’intention était, d’une part, de renouveler l’offre culturelle du musée pour le public familial, et d’autre part, de retracer l’histoire et le quotidien du laboratoire Curie de l’Institut du radium, avec ses différents lieux, métiers et collaborateurs.

Notre méthode de création

Lors de plusieurs journées de travail, sur plusieurs mois, avec Elisa Bou nous avons peaufiné la structure et « l’écriture » du récit. Elisa avait la charge tout d’abord de construire la trame, premier livrable de la commande. Comme ossature elle a utilisé la biographie d’Irène Curie, car son histoire est intimement liée à celle du laboratoire Curie de l’Institut du Radium. C’est là qu’elle a toujours travaillé. Elisa Bou a une méthode de création très personnelle, exclusivement basée sur l’oralité et l’improvisation maîtrisée. Le conte étant du registre de la littérature orale. Lors de nos séances communes, elle arrivait avec ses propositions. S’appuyant sur son petit carnet contenant ses notes avec ses idées, elle me jouait les parties en cours d’élaboration. Je lui restituais mes sensations et questionnements, puis nous échangions. Nous avons d’abord sélectionné parmi les épisodes et faits réels de la vie d’Irène Curie ceux qui nous semblaient primordial de transmettre aux enfants. « Le thème étant très dense, il nous a fallu faire des choix » précise Elisa Bou. « Certains éléments ont été privilégiés pour leur importance historique ou scientifique, d'autres parce qu’ils participent à la construction d'un récit vivant, apportent différentes couleurs, émotions et énergies ». Puis, nous explorions ensemble des formes narratives qui correspondaient le mieux au sens que nous voulions leur donner. Enfin, nous cherchions comment articuler les différentes parties, leurs transitions, et la cohérence de leur agencement pour faire évoluer l’intrigue.

Quelle est la posture de la conteuse ?

La conteuse est une diseuse d’histoire qui se présente face à un auditoire telle qu’elle est, avec sa personnalité, son univers. Elle n’adopte pas la posture de l’actrice qui joue un rôle dans une pièce de théâtre ou un seule-en-scène. La conteuse incarne souvent plusieurs personnages et donne vie aux divers lieux et paysages du récit. Et, si la structure de l’histoire est parfaitement connue, elle ne récite pas le texte par cœur. Elle fait appel à ses talents d’improvisation, s’adresse directement au public, et échange avec lui.

Portrait d'Elisa Bou. (c) Sacha Lenormand/Musée Curie

Les ingrédients pour la construction d’une fable

Irène Curie avec son père, Pierre Curie, vers 1905. (c) Musée Curie (coll. ACJC)

Le sujet de ce spectacle peut sembler aride de prime abord et assez éloigné du monde des enfants. C’est pourquoi, comme dans les "contes de fées", nous avons décidé de suivre les aventures d’une héroïne partant à la conquête d’un monde inconnu et rêvé et qui doit surmonter une série d’épreuves pour construire sa personnalité. Nous assistons donc à l’évolution d’Irène Curie depuis son jeune âge jusqu’à ses débuts dans le monde de la recherche, dans l’ombre de ses parents, et ses premiers pas et succès dans un laboratoire de radioactivité.

De plus, comme l'amphithéâtre où est donné le spectacle ne permet pas d'avoir des éléments de scénographie, éclairage ou son par exemple, et que le décor est plutôt épuré, tout repose sur l'art de la conteuse, son talent d’évocation et la force du récit. Il était donc important de le rendre dynamique et de lui donner de la magie et des couleurs. Nous y avons mêlé sérieux et gravité avec des éléments plus poétiques, oniriques, d’autres ludiques et humoristiques. C’était un travail d’équilibriste pour poser chaque séquence et leur enchainement, s’appuyer sur des détails, des anecdotes, d’apporter des ruptures, des progressions. Ainsi, la découverte de la radioactivité artificielle permet de poser une intrigue au fil de l’histoire et apparait comme un mystère. Celui-ci est amené au début mais laissé en suspens, sa résolution intervenant à son climax. Cela permet de maintenir le spectateur en haleine. Et, pour qu’il puisse resituer Irène Curie dans sa généalogie, comprendre son héritage familial, l’histoire commence par son enfance, avec sa sœur et ses célèbres parents. Cela permet aussi aux enfants de s'identifier concrètement à la figure historique qu’elle représente, la désacraliser. Avant de devenir une grande scientifique à l’air souvent austère sur les photographies en noir et blanc, elle a en effet aussi été une petite fille, puis une adolescente, qui a rêvé et imaginé le travail et le laboratoire de ses parents. De même, son lien particulier avec son grand-père, et avec sa mère après la mort de son père, et leur action pendant la guerre 14-18 avec la radiologie, sont abordés. Dans ce spectacle, nous assistons ainsi à la naissance d'une chercheuse et d'une femme courageuse et de conviction.

Un imaginaire scientifique investit l’ancien amphithéâtre de Marie Curie

Dispositif scénique du spectacle de conte joué dans l'amphithéâtre Marie Curie. (c) Sacha Lenormand/Musée Curie

Cette fable est mise en scène et interprétée par Elisa Bou dans un lieu historique, offrant une forme d’immersion pour le public. Il y a dix ans nous avions déjà créé toutes les deux un conte sur Marie Curie, programmé régulièrement au musée jusqu’en 2023. Ce précédent spectacle, tout comme le nouveau, se joue mensuellement dans l’ancien amphithéâtre où Marie Curie donnait ses cours de physique à ses étudiants de la faculté des sciences. Cet endroit n’est pas neutre et est partie prenante de l’histoire. Il comporte une grande paillasse centrale sur laquelle on dispose des objets et ustensiles évoquant du matériel de laboratoire. Ce décor transporte le public dans une autre époque, le fait voyager dans le temps, il y a cent ans... Il est propice à l’immerger dans un imaginaire scientifique. L’imaginaire est un des piliers du monde intérieur de l’enfant, il lui apporte une forme d’apprentissage, participe à sa construction identitaire. Faisant appel à l'imaginaire, le conte représente par ailleurs un format particulièrement adapté pour aborder des notions scientifiques abstraites et conceptuelles tels que les savoirs fondamentaux sur la radioactivité, l’atome et sa structure. La faculté d'abstraction qu'ont les enfants est ici intéressante à susciter pour l’appropriation de leur savoir. De même, les interactions que la conteuse crée avec eux, les questions qu’elle leur pose, favorise le cheminement vers l’élaboration de leur propre pensée.

Un récit fictionnel historiquement véridique et pédagogique…

Marie Curie et Irène Curie à l'Institut du radium, années 1920. (c) Musée Curie (coll. ACJC)

Pour construire la trame, Elisa s’est abreuvée de nombreux livres et conférences.  Les auteurs de ces supports érudits gardent une certaine distance, objective, abstraite, avec ce qui est raconté. Nous avons dû imaginer, donner vie à ce qui n’est pas dit, broder entre les lignes. Notre but était de créer de l’émotion, d’apporter du palpable, du sensible, pour en faire un spectacle vivant. En ce sens, c’est une œuvre de fiction que nous avons produite, d’imagination, de recréation d’une réalité. « Nous avions le souci de l’exactitude historique » dit Elisa Bou « et en même temps de la cohérence globale d'un spectacle de conte mêlant connaissances, rêves et poésie. » Si l’imaginaire est à l’œuvre dans notre spectacle, son contenu est historiquement plausible. Avec Elisa, nous avons été attentives, sous la houlette de l’historienne Natalie Pigeard, directrice adjointe du musée et de Renaud Huynh, directeur du musée, à respecter les faits historiques et la véritable personnalité d’Irène Curie. Suivre son parcours singulier permet d’appréhender plus concrètement le contexte historique et scientifique d’un laboratoire de recherche de l’époque. Par ailleurs, la découverte de la radioactivité artificielle permet d’incarner plus vivacement la vie du laboratoire Curie des années 1920/30. Tandis que l’ambiance de ce bâtiment historique et le vécu de ses protagonistes apparaissent en filigrane tout le long du récit à travers des petits dialogues ou saynètes.

… avec un peu de musique pour accentuer rêve et poésie

L’univers artistique d’Elisa Bou est empreint de douceur, de poésie et d’onirisme. Elle recourt au chant et à la musique. C’est pourquoi notre conte, sans être un spectacle musical, est aussi agrémenté de musique. Il contient des chansons d’époque et d’autres connues mais transposées avec des nouvelles paroles. Nous avons inventé une ritournelle, sa mélodie et ses vers : « Moi plus tard, j’s’rais une savanturière, moi plus tard j’résoudrais tous les mystères, tous les mystères de la matière… ». Chantée plusieurs fois au cours du spectacle, cette comptine leitmotiv apporte une ponctuation et une respiration. La conteuse l’entonne accompagnée d’une sanza, une sorte de xylophone communément appelé « piano à pouces ». « Ces intermèdes musicaux participent également de cette recherche de dynamiques différentes : humour, rêves, cauchemars... » complète Elisa Bou. « Elles ont aussi pour fonction d'apporter vie et surprises, de créer des contrastes et des échos aussi, certaines revenant à plusieurs reprises dans le spectacle, et de relancer l'attention.  Certaines chansons font également avancer la narration en racontant l'histoire en musique. »

Elisa Bou avec sa sanza. (c) Sacha Lenormand/Musée Curie

Et avec des séquences scientifiques imagées

Enfin, des séquences scientifiques s’immiscent dans le récit avec fluidité. J’ai plus spécifiquement travaillé avec Elisa sur leur écriture. Nous avons pris quelques conseils auprès de mes collègues, Claude Charvy, chargée de médiation et de documentation et Camilla Maiani, responsable de la médiation, pour vérifier que nous évitions toute mauvaise interprétation scientifique. Conçues de façon à être très vivantes, ces séquences prennent des allures de leçons de science ou de reconstitution d’expérience. Elisa utilise par exemple le tableau noir de l’amphithéâtre pour y dessiner, à la manière d’une professeure, un modèle atomique. Ces parties visent à expliquer de manière métaphorique et très vulgarisée, ce qu’est la radioactivité naturelle et artificielle, comment elles ont été découvertes, leurs liens avec l’atome et son noyau. Avec Elisa, nous avons entre autres trouvé l’astuce de mettre en scène un dialogue entre Irène, enfant, et son père, où elle le questionne sur la radioactivité, les rayonnements, leur origine. Par effet d’identification, l’enfant spectateur peut se glisser dans la peau de cette petite fille curieuse qui pose des questions, parfois naïves, faisant écho peut-être à celles qu’il se pose lui-même pour comprendre ces phénomènes. Ces notions scientifiques sont replacées dans l’état et l’évolution des connaissances scientifiques de l’époque. Nous avons également pris en compte, pour le contexte historique plus global, le niveau de culture générale et scientifique des pré-adolescents, cœurs de cibles de ce spectacle.

Elisa Bou dessinant un atome sur le tableau noir lors d'une représentation du spectacle de conte. (c) Sacha Lenormand/Musée Curie

Pour conclure… Faire aimer et rêver la physique et la chimie

Le mot théâtre dérivant notamment du verbe grec theaomai qui signifie « regarder, contempler », notre création contée est une œuvre théâtrale. Elle s’inscrit dans un mouvement récent de médiation de la science qui passe par la scène. « Le théâtre serait désormais non seulement un vecteur d’évolution des pratiques de médiation des sciences par la culture, » analysent Michel Letté et Frédéric Tournier dans leur ouvrage sur le théâtre de science, « mais également un moyen de fidéliser ou d’atteindre de nouveaux publics, d’actualiser le regard porté sur la vocation de la diffusion de la culture scientifique, considérant la complexité des relations entre sciences et société ».

Notre conte participe à sa manière, du fait de son format, à une mise en culture de la science. Dans ce choix de construction narrative, il y a le désir assumé, au-delà de divertir et d’émerveiller, de faire aimer la physique et la chimie, et qui sait, peut-être de susciter des vocations ! Labellisé Année de la physique par le CNRS, il est intéressant d’utiliser ce type d’activité ludo-pédagogique pour le jeune public. C’est tout autant une occasion de transmettre des savoirs scientifiques et des valeurs universelles, que d’inviter à la curiosité sur la démarche scientifique et sur l’histoire des sciences.

Pour aller plus loin :

« Au théâtre des sciences. Faire se rencontrer sur scène arts et cultures scientifiques », sous la direction de Michel Letté et Frédéric Tournier, Editions Universitaires Avignon, 2023;

« Le théâtre de sciences », Michel Valmer, CNRS Editions, 2006;

« Le monde intérieur des enfants. » de Jean-François Dortier, L’Humanologue, n°8, janvier 2023;

« La clef des contes » de Bernadette Bricout, Ed. Seuil, 2005;

« L’interprétation des contes de fées » de Marie-Louise von Franz, Ed. Albin Michel, 2007.

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