Publié le 14/10/2024
Modifié le 15/10/2024
par Natalie Pigeard
Modifié le 15/10/2024
par Natalie Pigeard
Temps de lecture: 9mn
Dans un musée portant sur des figures comme les Curie et les Joliot-Curie, la transmission de la mémoire biographique joue un rôle d’autant plus important que la figure de Marie Curie est centrale dans l’esprit du public. D’après l’étude des publics faite en 2022 par le Musée Curie, 69,5 % des visiteur·ses viennent d’abord pour connaître l’histoire de Marie Curie.
Cette fascination du public pour Marie Curie n’est pas sans conséquence. Elle se nourrit autant qu’elle nourrit une prolifération de biographies sur Marie Curie. De 1995, date de sa Panthéonisation, à 2015, 65 biographies ont été éditées en France. Autant de biographies permettent de faire de la savante une icône nationale qui représente à elle seule le modèle féminin du savant. Mais cette icône nationale, ce modèle féminin du savant, n’empêche-t-il pas de comprendre comment cette histoire a pu être possible ?
Faire l’histoire
Faire l’histoire de Marie Curie n’est pas raconter son histoire. Justement, beaucoup de biographes de Marie Curie racontent son histoire telle qu’ils l’ont lue dans d’autres biographies plus anciennes, comme le livre d’Eve Curie sur sa mère. Cette réécriture constante mène inlassablement à la répétition d’erreurs. Le plus flagrant exemple de cette répétition est l’invention par Eve Curie du terme « Petite Curie » pour désigner les voitures radiologiques que Marie Curie aurait inventées. De très nombreuses biographies répètent les mots d’Eve Curie, sans même se demander comment les blessés auraient pu reconnaître les 18 voitures équipées par Marie Curie, parmi les 450 qui sont équipées pendant la guerre par l’armée ou la croix rouge.
Le rôle de l’historien ou de l’historienne est de se poser cette question. Une simple recherche dans la presse ancienne permet de trouver des exemples de voitures radiologiques 10 ans avant que Marie Curie les ait soi-disant créées. Le rôle de l’historien ou de l’historienne est d’abord de se poser ces questions et de savoir rechercher les sources, savoir fouiller dans les archives pour confirmer ou infirmer une assertion.
Mais le travail de l’historien·ne ne s’arrête pas là. Car avec de la curiosité, chacun·e peut chercher dans les archives. La médiatrice ou le médiateur d’un musée, s’iel avait à disposition les archives et assez de temps, pourrait très bien chercher dans les sources de quoi donner des faits avérés aux publics. Le travail des historien·nes, c’est surtout de comprendre les mécanismes qui ont façonné l’histoire de Marie Curie telle qu’elle est véhiculée. De plus, si l’histoire racontée est fausse ou tronquée, cela empêche les publics de comprendre les conditions sociales et économiques qui ont permis son parcours. Si l’histoire racontée laisse penser que Marie Curie est la scientifique par excellence, quid des autres femmes scientifiques ? Mais surtout, pourquoi définir un profil genré du ou de la scientifique ?
Deux exemples concrets
Un laboratoire pour les femmes ?
Souvent l’on peut lire que Marie Curie a favorisé l’entrée des femmes dans son laboratoire. Premièrement c’est faux, il n’y a pas plus de femmes dans son laboratoire que par exemple dans celui de Stefan Meyer à Vienne. De plus, il y avait en 1930 en proportion plus de femmes à la faculté des sciences (28,5%) que dans le laboratoire de Marie Curie (23,53%). Si elle l’avait souhaité, l’ensemble du personnel du laboratoire aurait pu être féminin. Par ailleurs, pour affirmer que Marie Curie acceptait plus les femmes que les autres directeurs de laboratoires scientifiques, il faudrait avoir des éléments de comparaison. Or, à l’heure actuelle, la population de femmes dans les laboratoires français n’a pas encore été étudiée.
Donc, à part pour comparer avec l’Institut du radium de Vienne, où l’étude a été faite, dire qu’il y a plus ou moins de femmes dans son laboratoire n’a aucun sens sans élément de comparaison
Le fonctionnement des laboratoires européens a été largement étudié. Depuis, entre autre Fruton, on sait comment étaient recrutés les personnels, l’importance des étudiants étrangers, celle des étudiants de la Faculté, etc. On sait qu’un directeur de laboratoire avait besoin de faire rayonner son laboratoire pour la gloire, mais aussi pour l’obtention de subvention ou de mécénat. Un des paramètres qui fait la renommée d’un laboratoire est le nombre de publications scientifiques qu’il produit. Or pour produire des articles scientifiques, il faut que les collaborateurs et collaboratrices du laboratoire soient de niveau scientifique suffisant.
Aussi un·e directeur·trice de laboratoire va d’abord choisir ses collègues selon leurs compétences et capacités. Pour cela, en dehors des résultats universitaires, la recommandation d’un·e grand·e scientifique est le gage de qualité. Ainsi Marie Curie, comme Jean Perrin, Ernst Rutherford et d’autres, choisissait ses collaborateur·trices en fonction de qui les recommandait.
Deuxième stratégie pour augmenter la renommée d’un laboratoire : le faire connaitre à l’étranger. Pour cela, l’important est d’accepter des étudiant·es étrangèr·es représentant la plus vaste partie du globe possible. En cela, Marie Curie n’agit pas autrement que ses collègues masculins.
Par conséquent, dire que Marie Curie favorisait le recrutement des femmes dans son laboratoire, c’est non seulement lui attribuer le rôle de militante féministe qui pratique la discrimination positive, totalement anachronique pour l’époque. Qui plus est, ce serait également faire d’elle une piètre directrice de laboratoire. Marie Curie recrute comme ses collègues hommes ses amis Perrin, Lapicque ou Borel, en fonction des diplômes, des sujets de recherches et surtout des recommandations. Elle embauche aussi des femmes, tout en étant imprégnée, comme eux, d’une culture favorisant l’homme.
Une agrégation de physique
Dans de nombreux ouvrages, on peut lire que Marie Curie a été reçue première à l’agrégation de physique. En réalité, en lisant les diplômes consultés à la BnF, on découvre qu’elle a passé l’agrégation de mathématiques pour jeunes filles, qu’elle a obtenu première sur quatre. En soit, cela ne parait qu’une erreur factuelle sans importance.
Pourtant cette simple erreur empêche de comprendre le cheminement de Marie Curie vers la recherche scientifique. En effet, le 15 aout 1896 Marie Curie est nommée agrégée de l’enseignement secondaire des jeunes filles dans l’ordre des sciences, section des sciences mathématiques.
Dans cet intitulé, deux aspects sont importants pour comprendre Marie Curie, mais aussi le contexte éducationnel dans lequel elle s’est formée et souhaite travailler. Elle est agrégée de l’enseignement secondaire de jeunes filles. Cela implique qu’il existe une agrégation pour l’enseignement masculin. Effectivement, les enseignements secondaires féminin et masculin sont alors de niveaux très différents. En émettant cette précision, en parlant de Marie Curie, les lecteur·trices ne peuvent pas tout de suite comprendre que jusqu’en 1924, l’enseignement secondaire des filles était si différent de celui des garçons qu’il ne permettait pas l’entrée dans les universités, à moins de suivre des cours supplémentaires et passer le baccalauréat masculin. Ainsi, si on ne précise pas « agrégée de l’enseignement secondaire de jeunes filles », on prive les lecteur·trices de tout le contexte entourant l’histoire de l’instruction des femmes en France. En ce qui concerne Marie Curie elle-même, on comprend également, avec cette précision, qu’elle choisit de passer le concours d’enseignement le plus facile possible. Pourquoi ?
La raison est la même que celle pour laquelle elle choisit de concourir en mathématiques et non en physique. Comme pour de nombreux ·ses intellectuel·les de son temps, Marie Curie adhère à l’idée de l’échelle des sciences d’Auguste Comte . Pour le philosophe, les mathématiques sont la base et se complexifient à chaque échelon, pour arriver à la physique. En choisissant de passer l’agrégation de mathématiques pour jeunes filles, Marie Curie a donc choisi le concours qui était le plus simple pour elle, celui qui ne nécessiterait que très peu de révision. En effet, à cette époque, Marie Curie est très occupée par son sujet de recherche sur les aciers. C’est avec cette première recherche qu’elle découvre son appétence pour la recherche scientifique. Passer le concours de l’agrégation pour s’assurer un éventuel salaire n’est alors qu’une “bouée de sauvetage”, qui ne doit ni lui prendre de temps ni de l’énergie. Elle décide donc de passer ce qui est pour elle le plus simple des concours. Comment comprendre le système de l’instruction en France à cette époque et comment comprendre l’amour naissant de Marie Curie pour la recherche si on se trompe sur la nature du concours passé ?
Conclusion
Le rôle de l’historien·ne, qu’iel soit dans un musée ou non, est donc d’offrir les moyens non seulement de restituer une histoire avérée mais surtout d’expliquer en quoi cette histoire avérée impacte la compréhension du contexte général et particulier. Il ne s’agit pas pour iel d’uniquement chercher dans les archives un fait, tout vulgarisateur.trice peut le faire, mais de restituer ce fait à la lumière de nombreux paramètres que sont l’histoire sociale, économique, relationnelle, etc. et même personnelle, afin de mieux faire comprendre l’impact qu’a pu avoir ce fait.
L’histoire de Marie Curie a été modifiée au fil des biographies, des ans, des volontés politiques ou même mercantiles. Il est aujourd’hui important pour le Musée Curie, d’avoir les moyens de vulgariser et d’expliquer la véritable histoire de cette scientifique pour mieux en comprendre les impacts et similitudes actuelles.
Pour en savoir plus
H. Langevin-Joliot - M. Augustin – N Pigeard Marie Curie une femme dans son siècle, ed. Grund, 2017
S. Quinn Marie Curie, une vie, ed. O. Jacob, 2016
N. Pigeard « Les biographies sur Marie Skłodowska-Curie comme outil de construction des stéréotypes et des idéologies. » Femmes et le savoir ed. Classiques Garnier, 2020. pp241-258