Les Joliot-Curie et la naissance du campus d’Orsay
Publié le 18/12/2024
Modifié le 18/12/2024
par Clarisse Chavanne
Modifié le 18/12/2024
par Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 7mn
De la découverte de la radioactivité artificielle aux accélérateurs de particules
En 1934, au laboratoire Curie de l’Institut du Radium, Frédéric et Irène Joliot-Curie découvrent la radioactivité artificielle en bombardant de l'aluminium avec des particules alpha provenant du polonium. Ils synthétisent ainsi en laboratoire pour la première fois du phosphore radioactif. Cette avancée pousse les scientifiques du monde entier à bombarder divers éléments pour en créer de nouveaux.
Cependant, les sources naturelles de particules, comme celles utilisées dans l’expérience des Joliot-Curie, sont limitées en intensité et en précision. Pour aller plus loin, il devient nécessaire de concevoir des machines capables de produire des faisceaux de particules bien plus puissants et contrôlés : les accélérateurs de particules.
Le premier type d'accélérateur, le cyclotron, est inventé dans les années 1930 par Ernest Lawrence, qui cherchait déjà à explorer les réactions nucléaires avant la découverte de la radioactivité artificielle. À mesure que les besoins de la recherche augmentent, ces machines deviennent de plus en plus imposantes et coûteuses, leur taille passant d’un mètre dans les années 1930 à plus de 10 mètres dans les années 1950.
Les accélérateurs de particules utilisent des champs électriques pour accélérer des particules chargées, comme les électrons et les protons, qui sont des composants de l’atome, et des champs magnétiques pour contrôler leur trajectoire.
On distingue deux types d’accélérateurs : les linéaires, où les particules sont accélérées en ligne droite vers une cible, et les circulaires, où elles suivent une trajectoire circulaire et entrent en collision. Ces collisions libèrent une grande quantité d’énergie, permettant de créer de nouvelles particules ou de modifier des noyaux atomiques.
Au fil des années, ces machines ont gagné en puissance et en taille, culminant avec le LHC (The Large Hadron Collider), une machine de 27 kilomètres de circonférence inaugurée en 2008, destinée à explorer les fondements de la physique des particules.
Le projet d’extension du laboratoire Curie
Dans les années 1940, Irène Joliot-Curie, alors directrice du laboratoire Curie de l’Institut du Radium, souhaite installer un accélérateur de particules pour maintenir son équipe à la pointe de la recherche en physique nucléaire. Cependant, l’espace limité du laboratoire, situé en plein cœur de Paris, rend ce projet irréalisable. Trouver une alternative, ainsi qu’un financement conséquent, devient alors une nécessité.
Au cours du XXe siècle, la recherche scientifique en France connaît un essor grâce à la création d’institutions publiques telles que le premier sous-secrétariat à la recherche en 1936, le CNRS en 1939, et le CEA en 1945, dans lesquels Frédéric et Irène Joliot-Curie ont joué un rôle central. Après la Seconde Guerre mondiale, les financements pour la recherche en France se font rares en raison des besoins de reconstruction. Il faudra attendre 1955 et une subvention de 12 millions d’euros accordée par le gouvernement de Pierre Mendès France pour que le projet prenne forme. Cette subvention est obtenue grâce à l’influence du couple Joliot-Curie, ainsi qu’à l’importance stratégique de la physique nucléaire pour la France, désireuse de préserver son indépendance scientifique face aux États-Unis.
Un défi majeur demeure cependant : trouver un site assez vaste pour accueillir l’accélérateur circulaire choisi par Irène Joliot-Curie, le synchrocyclotron, et ses infrastructures. Irène Joliot-Curie se tourne alors vers le domaine de Launay, à Orsay, un terrain de 160 hectares confisqué après la guerre à Maurice Bunau-Varilla, ancien directeur du journal Le Temps, collaborationniste sous l’Occupation.
Ce choix d’Orsay s’inscrit dans une volonté d’expansion de la recherche et de l’enseignement dans la vallée de Chevreuse, un secteur devenu stratégique pour le développement scientifique. En effet, Frédéric Joliot-Curie, en tant que directeur du CNRS et haut-commissaire du CEA, avait déjà acquis plusieurs terrains dans les environs : le domaine de Button à Gif-sur-Yvette, destiné à un centre de recherche interdisciplinaire en génétique du CNRS, ainsi que des terrains à Saint-Aubin et Saclay pour le CEA en 1946.
Pierre Joliot raconte comment sa mère, Irène Joliot, déterminée à trouver un terrain près de Paris, l’emmena dans une prospection à travers de nombreux sites. Lorsqu’ils découvrent le domaine de Launay, envahi par la végétation, Irène demande à Pierre d’escalader les grilles pour explorer le lieu. Séduite par son potentiel, elle lance immédiatement les démarches pour le récupérer au profit de l’Institut du Radium.
Les avantages de la vallée de Chevreuse
Le plateau de Saclay et la vallée de Chevreuse ont été choisis pour l’installation des centres de recherche grâce à plusieurs atouts stratégiques. À l’époque, le plateau était principalement agricole, avec de vastes espaces dégagés idéaux pour les laboratoires et infrastructures. La proximité avec Paris, via la ligne de Sceaux (aujourd’hui RER B), facilitait l’accès au site. Depuis le XIXe siècle, cette ligne, surnommée « la ligne des professeurs », avait attiré de nombreux chercheur·ses parisien·nes en quête de calme et d’espace, comme les Joliot-Curie, qui résidaient à Sceaux. Ce réseau de transports ferroviaire offrait ainsi une accessibilité pratique tout en garantissant la tranquillité nécessaire à la recherche.
La mise en place de l'extension du laboratoire Curie
Irène Joliot-Curie entreprend les démarches pour créer cette annexe du laboratoire Curie de l’Institut du Radium à Orsay. À l’été 1955, les plans du futur laboratoire sont validés, mais les travaux prennent du retard en raison de la nécessité de construire des socles adaptés pour supporter le poids des accélérateurs. Début 1956, les bâtiments commencent à sortir de terre.
Le synchrocyclotron est un accélérateur de particules circulaire, développé à l’université de Californie (Berkeley) en 1946 par Edwin McMillan. Le Synchrocyclotron d’Orsay sera exploité pour la physique jusqu’en 1989 puis sera cédé à la médecine en 1990. Il fonctionne encore aujourd’hui, et ses faisceaux sont utilisés dans le traitement de certains cancers par protonthérapie.
Atteinte de leucémie, Irène Joliot-Curie décède en 1956, avant de voir ses projets se concrétiser. Frédéric Joliot-Curie, bien que lui-même malade, prend la relève. Il supervise les travaux, s’assure que le bâtiment dédié au synchrocyclotron soit achevé à la fin de 1956, et organise le transfert d’une partie de l’équipe du laboratoire Curie sur le nouveau site.
Au fur et à mesure, une extension du bâtiment est ajoutée pour accueillir un deuxième accélérateur circulaire : le cyclotron, acquis par Frédéric Joliot-Curie au Collège de France 1937. Frédéric Joliot-Curie décède en 1958, sans avoir pu assister au développement complet de l’œuvre qu'Irène et lui avaient initiée.
L’héritage de Frédéric et Irène Joliot-Curie
En 1966, l’annexe d’Orsay devient l’Institut de Physique Nucléaire d’Orsay (IPNO). Ce dernier acquiert son indépendance vis-à-vis de l’Institut du Radium et se rattache directement à la faculté des sciences d’Orsay. Grâce au soutien gouvernemental, l’IPNO connaît une croissance rapide, passant de 250 membres en 1958 à plus de 450 en 1966.
En 2020, l’IPNO fusionne avec quatre autres laboratoires du campus d’Orsay (CSNSM, IMNC, LAL et LPT) pour former le laboratoire de Physique des 2 Infinis Irène Joliot-Curie (IJCLab), un hommage à celle qui fut la première à s’investir dans la création de ce centre scientifique.
Pour aller plus loin
· Radvanyi, P. Les Curie : Pionniers de l’atome, Belin.; 2005.
· Pinault, M. Frédéric Joliot-Curie; Odile Jacob: Paris, 2000.
· Jacquemond, L.-P. Irène Joliot-Curie, 1er édition.; Odile Jacob, 2014
· Veltz, P. Petite ensaclaypédie, Carré, 2015.
· Bimbot, R. L’IPN d’Orsay : cinquante ans de recherche. Rev. Pour L’histoire CNRS 2006, No. 15.
· Documentaire les Cyclotronistes du Collège de France