Les féminismes de Marie Curie et d'Irène Joliot-Curie

Histoire(s)

Publié le 08/03/2022
Modifié le 12/04/2023
par Anne-Morgane Devriendt, Camilla Maiani, Natalie Pigeard
Temps de lecture: 8mn
Si Marie Curie s'est très peu prononcée sur les droits des femmes, il en est tout autre de sa fille Irène Curie. A l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, revenons sur les engagements de Marie et d’Irène Curie.

Le féminisme de Marie Curie

Tout au long de sa vie, Marie Curie prend rarement position sur des questions qui ne sont pas scientifiques. Sur les droits des femmes elle ne s’exprime publiquement que deux fois. En 1921, elle signe une pétition à la demande de son amie, la physicienne anglaise Hertha Ayrton (1854-1923), pour la libération  des suffragettes anglaises, alors régulièrement emprisonnées et en grève de la faim. Quelques années plus tard, en 1932, Marie Curie envoie une lettre au Temps, un des quotidiens les plus lus de l’époque, pour affirmer son adhésion à l’idée du droit de vote des femmes. Elle écrit dans cette lettre :

"J'ai, il est vrai, l’habitude de m’abstenir en ce qui concerne toute discussion publique, aussi bien sur cette question que sur d’autres qui ne sont pas du domaine scientifique. Cependant, sans me prononcer sur les modalités de l’attribution des droits politiques aux femmes, je pense que le principe est essentiellement juste et qu’il devra être reconnu" 

Marie Curie, Lettre au Sénat, publiée par Le Temps le 9 juillet 1932.

Lettre de Marie Curie au journal "Le Temps", publiée le 9 juillet 1932. © BnF

Dans d’autres occasions, Marie Curie s’exprime en faveur de l’égalité femme-homme, comme dans une lettre envoyée au recteur de l’Université de Paris, le 12 juin 1919, au sujet de la création d’un Parc des Sports de l’Université de Paris. Elle écrit alors :

«  J’ai été très émue en constatant que les écoles de garçons sont seules représentées dans le Comité. Dois je comprendre que la possibilité de favoriser l’éducation physique des filles n’a pas été envisagée par l’Université de Paris ? Nos filles n’ont elles donc point besoin d’exercice et de santé ? Ne sont elles donc, bien plus que nos garçons, privées de tous moyens convenablement organisés pour profiter des jeux et exercices de plein air ? Et n’est ce point le rôle de l’Université de combattre les préjugés qui pourraient à ce point de vue exister dans les familles ? »

Sur la base de ces quelques épisodes, Marie Curie peut difficilement être dite militante. Cependant son adhésion aux valeurs égalitaires et progressistes du féminisme ne fait pas de doutes. Sa fille Irène Curie dira, dans le journal Europe en 1954, écrit : « Il y avait des questions sur lesquelles ma mère avait des opinions d’une intransigeance absolue. Par exemple, elle estimait que les femmes devaient avoir les mêmes droits, et d’ailleurs les mêmes devoirs, que les hommes ».

L’engagement d’Irène Curie

Si le féminisme de Marie Curie est à nuancer, l'engagement d’Irène Curie pour une égalité femme-homme sera sans demi-mesure. Enfant, Irène est formée aux idées de la mouvance des libres penseur.ses par son grand-père, Eugène Curie (1827-1910). Pour elle, science et société ne font qu'un, et au cours de sa carrière elle profitera de toutes les tribunes pour faire avancer la cause féministe, mais aussi d’autres causes sociales qui lui tiennent à cœur.

Aux origines de son engagement

En 1912, Irène a 15 ans. Elle commence à s’intéresser à la politique, et notamment aux manifestations de suffragettes en Angleterre. Elle écrit à sa mère :

« J’ai bien vu aussi qu’un Ministre anglais manque tous les jours ou presque tous les jours d’être tué par des suffragettes anglaises, mais il m’a semblé que les suffragettes n’avaient pas trouvé là un brillant moyen de prouver qu’elles étaient capables de voter. »

Réponse de Marie Curie à sa fille Irène, le 22 juillet 1912. En haut à droite, on lit : "Je ne comprends pas non plus les violences des suffragettes, je ne savais pas cela, et cela me semble absurde". © Musée Curie et BnF (Fonds ICJC)

Quelques mois après elle comprendra mieux les motivations du militantisme radical des suffragettes, lors d’un séjour en Angleterre, où elle rencontre Hertha Ayrton et sa fille Barbara. Barbara Ayrton est elle-même suffragette, plusieurs fois emprisonnée pour la cause, ce qui rend sa mère très fière.

Durant la Première Guerre mondiale, il est fort probable qu’Irène Curie soit obligée de s'affirmer et combattre les préjugés de genre. Jeune infirmière de 17 ans, elle doit certainement convaincre les chirurgiens militaires de l’utilité de la radiologie, puis les former à son usage. Elle sort de cette expérience militante et engagée.

Un engagement total

En 1935, le contexte de crise économique rend le marché du travail plus restreint. Les 91 décrets-lois Laval sortent afin de limiter le travail des femmes et des immigrés.  Interviewé suite à la réception du prix Nobel de chimie, Irène Joliot-Curie défend publiquement l'indépendance économique des femmes, et met leur droit à travailler au cœur de son militantisme :

"Je serai particulièrement heureuse si la distinction qui m’est accordée peut servir la cause du travail féminin si elle peut aider à sauvegarder le droit le plus précieux des femmes, le droit d’exercer dans les mêmes conditions que les hommes les professions pour lesquelles elles sont qualifiées par leur instruction et leur travail."

Interview d’Irène Joliot-Curie, janvier 1936.

Irène Joliot-Curie à la tribune lors du Congrès de l’Union des Femmes françaises. A sa gauche Eugénie Cotton, à sa droite Jeannette Vermersch, juin 1947. © Cohen AGIP / Musée Curie (coll. ACJC)

En 1936, Irène Joliot-Curie devient sous-secrétaire d’Etat à la recherche scientifique (ce qui équivaut aujourd’hui à la fonction de ministre) au sein du gouvernement du Front Populaire de Léon Blum (1872-1950). Il s’agit du premier ministère de la recherche de l’histoire de France. C’est l’aboutissement d’une longue réflexion autour des financements publics pour la recherche, portée par beaucoup de scientifiques français, dont le couple Joliot-Curie. Irène accepte sa nomination pour trois mois seulement, pour montrer qu’une femme peut occuper un tel poste. Elle souhaite néanmoins rapidement retourner à son travail de chercheuse. Alors que les femmes ne votent pas encore en France, cette nomination est donc hautement symbolique : elle montre qu’une femme peut avoir des responsabilités politiques, et ce même dans des fonctions qui n’ont pas de liens avec l’enfance ni l’éducation, domaines traditionnellement considérés comme « féminins ».

Des femmes au gouvernement

Léon Blum nomme trois femmes dans son gouvernement. En plus d’Irène Joliot-Curie à la recherche, il y a également Cécile Brunschvicg (1877, 1946) à l’Education nationale, et Suzanne Lacore (1875, 1975) à la Santé Publique chargée de la protection de l’enfance.

Irène Joliot-Curie, secrétaire d’État à la recherche scientifique, juin 1936. © Musée Curie

Lorsque le 5 octobre 1944, le droit de vote est accordé aux femmes françaises, Irène Joliot-Curie commente ainsi :

“Je pense que la décision d’accorder aux femmes le droit de vote et l’éligibilité, est une mesure de justice qui a été trop longtemps différée. Electeurs et électrices, assurez-vous que ceux à qui vous accorderez vos suffrages sont disposés à défendre l’égalité de droit des femmes et des hommes en ce qui concerne l’exercice de toutes les professions.”

Irene Joliot-Curie, Ce que les françaises pensent du vote, Femmes françaises, 30 novembre 1944.

Une femme à l’Académie des sciences

Ce n’est qu’en 1962 qu’une femme est élue correspondante de l’Académie des sciences pour la première fois. Il s’agit de Marguerite Perey, découvreuse du francium, scientifique formée au Laboratoire Curie, ayant travaillé avec Marie Curie et Irène Joliot-Curie.

En tant que femme scientifique, Irène Joliot-Curie se bat également pour que sa communauté reconnaisse ses mérites. La comparaison avec la carrière de son mari Frédéric Joliot-Curie met en lumière des inégalités, bien enracinées au sein des sciences françaises. Suite au prix Nobel de chimie en 1935, que le couple partage pour la découverte de la radioactivité artificielle, Frédéric Joliot-Curie devient en effet professeur au Collège de France, dès 1937. L’Université ne proposera pas d’équivalent à Irène Joliot-Curie jusqu’en 1946, où en tant que directrice du laboratoire Curie elle est nommée professeur titulaire. Frédéric est également reçu à l’Académie des sciences dès sa première candidature, en 1943, alors qu’Irène pose quatre fois sa candidature, et est toujours rejetée par une large majorité de votes. Qu'importe, scientifique et militante, Irène Joliot-Curie candidate pour pointer la misogynie des tenants de la science.

Irène et Frédéric Joliot-Curie rencontrent le roi Gustave V de Suède, lors de la remise du prix Nobel de chimie, décembre 1935. © Agence Fulgur / Musée Curie (coll. ACJC)

Pour aller plus loin :

> « Irène Joliot-Curie, une féministe engagée ? » de Louis-Pascal Jacquemond, dans Genre & Histoire, 2013, no 11 ;
> « Marie Curie, une intellectuelle engagée ? » de Michel Pinault, dans Clio. Femmes, genre, histoire, 2006, no 24, p. 211-229 ;
> Marie Curie, une vie, de Susan Quinn, Odile Jacob, 1996 ;
> Irène Joliot-Curie de Louis-Pascal Jacquemond, Odile Jacob, 2014 ;
> Marie Curie ma mère, Irène Joliot-Curie, 1954, réimp. 2022 ;
> Marie Curie et ses filles. Lettres. Editions Pygmalion, 2011;
> Conférence “Irène Joliot-Curie, une femme étonnante" par Louis-Pascal Jacquemond;
> Conférence Curie, Joliot-Curie : deux couples scientifiques par Natalie Pigeard-Micault;
> Documentaire “Blum et ses premières ministres”, Maud Guillaumin, diffusé sur LCP, 2023;
> Interview d’Irène Joliot-Curie 1935 au sujet du Nobel.

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