L'élection de Marie Curie à l'Académie de médecine

À la uneHistoire(s)

Publié le 15/01/2025
Modifié le 06/02/2025
par Anne-Morgane Devriendt et Clarisse Chavanne
Temps de lecture: 5mn
Le 7 février 1922, Marie Curie entre dans l’histoire en devenant la première femme membre associée libre de l’Académie de médecine. Mais pourquoi une physicienne et chimiste, deux fois prix Nobel, intègre-t-elle l'Académie de médecine plutôt que l’Académie des sciences ?

Un précédent douloureux : la candidature de Marie Curie à l’Académie des sciences

En 1910, Marie Curie se présente à l’Académie des sciences pour occuper le siège de son mari, Pierre Curie, décédé en 1906. Mais sa candidature est contestée en raison de son sexe. Certains journaux et l’Institut de France, dont dépend l’Académie des sciences, remettent en question sa légitimité.

Dans une lettre du 18 novembre 1910, publiée dans Le Temps, elle exprime son malaise :

“Monsieur le directeur,

En réponse à votre lettre, je puis vous informer que la nouvelle de ma candidature à l’Institut est exacte. Cependant comme jusqu’à présent les élections à l’Institut n’ont jamais été l’objet d’une discussion publique, je dois aussi vous dire qu’il me serait pénible que cet usage fût modifié à l’occasion de ma candidature.”

Contre l’avis de l’Institut de France, l’Académie des sciences maintient néanmoins la candidature de Marie Curie pour affirmer son indépendance dans le choix des candidats. Cependant, la polémique prend une tournure politique : des journaux d’extrême-droite ravivent le clivage entre dreyfusards et anti-dreyfusards, affirmant que Marie Curie est uniquement soutenue par les premiers. Le 23 janvier 1911, elle échoue de justesse (deux voix d’écart) face au physicien Edouard Branly, plus âgé et plusieurs fois candidat. Le journal L’Action française titre alors : « La défaite de Dreyfus : Branly élu ».

Après cet échec, Marie Curie renoncera à toute nouvelle candidature à l’Académie des sciences.

Journal L’action francaise, 24 janvier 1922 © Gallica

L’élection inattendue de Marie Curie à l’Académie de médecine

Dix ans plus tard, Marie Curie est une scientifique de renommée mondiale : double prix Nobel, cofondatrice de la Fondation Curie reconnue d’utilité publique, honorée aux États-Unis
Déjà membre de plusieurs académies étrangères, elle est rapidement pressentie par ses amis médecins pour occuper le fauteuil laissé vacant par Edmond Perrier à l’Académie de médecine en tant que membre associée libre.

En novembre 1921, le radiologue Antoine Béclère initie une pétition en sa faveur, signée par 35 académiciens, afin de soutenir sa candidature. Pourtant, cette initiative reste sans effet : le président de l’Académie de médecine, Gustave Richelot, fervent opposant à la féminisation du milieu médical, refuse de prendre en compte cette proposition.

Journal La presse, 5 janvier 1922 © Gallica

Le 24 janvier 1922, l’Académie de médecine se réunit en comité secret pour examiner les candidatures. Antoine Béclère propose alors officiellement celle de Marie Curie. Pour évaluer ses chances de succès, un vote interne est organisé : sur 71 votants, 44 se prononcent en sa faveur.

Mais l’issue reste incertaine. Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur, inquiet du score serré, envisage même de retirer la candidature pour éviter un rejet humiliant. Tout repose alors sur un éventuel désistement des autres candidats, ce qui se produit finalement lors de l’annonce officielle en séance plénière.

Le 7 février 1922, Marie Curie est élue avec 64 voix, sur les 80 académiciens présents ce jour-là.

Journal Le petit journal, 8 février 1922 © Gallica

Un membre actif de l’Académie de médecine

Comme Cuvier ou Pasteur avant elle, Marie Curie n’est pas médecin ; son élection à l’Académie de médecine repose avant tout sur son nom et sa renommée scientifique. C'est parce qu'iels ne sont pas médecins qu'iels sont membres libres, un statut réservé aux savants non médecins.

Pourtant, elle ne se contente pas d’un rôle honorifique. Elle s’investit activement dans plusieurs commissions, notamment celles portant sur la radioactivité et la radioprotection : l’une “sur la règlementation des établissements industriels qui s’occupent de la préparation des corps radioactifs”, l’autre “sur l’utilisation des radioéléments en médecine”. Elle participe également aux travaux d’attribution des prix décernés par l’Académie et aux réflexions sur la propriété scientifique. L’historienne Natalie Pigeard souligne que, par cet engagement, Marie Curie refuse d’être une élue symbolique, « à la gloire » de l’Institution.

Les femmes et l'Académie de médecine

Le 12 décembre 1922, Achille Souques, neurologue et secrétaire de l’Académie de médecine, revient sur l’élection de Marie Curie dans son rapport annuel, publié dans le Bulletin de l’Académie de médecine :

« Innovation aujourd’hui, et demain tradition ! Depuis quarante ans, un nouvel ordre de choses est né. Depuis quarante ans, les étudiantes se précipitent à flot de plus en plus serrés vers les carrières libérales. [...] Il n’est pas besoin d’être augure pour prédire que quelques-unes d’entre elles s’imposeront, un jour, aux choix des Académies. Et les Académies auront tout à gagner à ne s’inspirer que du mérite seul et de l’intérêt impérieux de la Science. »

Marie Curie est la première femme à rentrer à l’Académie de médecine, mais est-ce que cela ouvre les portes à toute une génération de femmes médecins ? En réalité, ce qui semblait être un précédent prometteur reste un cas isolé : il faudra attendre 24 ans pour qu’une deuxième femme, Lucie Randoin, y soit admise en 1946.

Comme le souligne l’historienne Natalie Pigeard, dans le cas de Marie Curie, pour les académiciens « il s’agit d’accepter l’exception mais pas la règle ».

Un siècle plus tard, en 2022, l’inégalité persiste : sur les 135 membres titulaires présentés sur le site de l’Académie de médecine, 13 sont des femmes.

Journal Le gaulois, mercredi 8 février 1922 © Gallica

Pour aller plus loin

> « Marie Curie, la reconnaissance institutionnelle, des Nobel aux Académies » de Natalie Pigeard-Micault, Bulletin de l’Académie de Médecine, nov. 2017 ;
> « Election de Marie Curie à l’Académie de médecine » de Natalie Pigeard-Micault, fév. 2022.
> « Nature féminine » et doctoresses (1868-1930) » de Natalie Pigeard-Micault, Histoire, médecine et santé 3 (2013): 83-100.

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