Photo "Je Sais Tout". © Musée Curie (coll. Institut du radium)

© Musée Curie (coll. Fondation Curie)

Cinq travailleurs de l'Institut du Radium


Beaucoup des travailleurs de l'Institut du Radium ont aujourd'hui été oubliés. Certains d'entre eux ont pourtant joué un rôle fondamental dans l'histoire de l'Institut et dans le développement des sciences physiques et biologiques. Revenons sur les parcours de André Debierne, Fernand Holweck, Antoine Lacassagne, Raymond Latarjet et Louis Ragot, qui témoignent des activités et des évolutions de l'Institut du Radium au fil du temps.

André Debierne (1874-1949)

Qui est donc le directeur qui a succédé à Marie Curie au Laboratoire Curie ?

André Debierne est né à Paris en 1874. Il fait ses études à l’Ecole Municipale de Physique et Chimie Industrielles de la ville de Paris (EMPCI) au sein de la 9e promotion et se spécialise en chimie. Après l’obtention de son diplôme en 1893, il commence une carrière scientifique comme ingénieur chimiste aux côtés de grands noms de la science française. Il est d’abord préparateur de Charles Friedel, l’un des fondateurs de l’EMPCI, avant d’entrer au laboratoire de Jean Perrin.

Par la suite, sur l'invitation de Pierre Curie, il travaille sur des résidus de pechblende, dans le laboratoire des Curie. C’est ainsi qu’il découvre l’actinium en 1899. Il devient un proche collaborateur et ami de Marie et Pierre Curie et fait partie des fondateurs d'une nouvelle branche de la physique : la radioactivité. Il rejoint officiellement le laboratoire Curie à la mort de Pierre Curie en 1906 comme chef de travaux, c'est-à-dire directeur-adjoint. Il travaille alors avec Marie Curie. Ensemble, ils isolent le radium métallique et établissent l’étalon du radium en 1911.

Il soutient sa thèse Recherches sur les phénomènes de radioactivité en 1914. Par la suite, ses travaux portent sur le traitement et la purification des sources radioactives et sur l’étude des gaz émanant de ces sources.

Il est mobilisé de 1914 jusqu’en 1919. Ses affectations l’emmènent au front et à l’arrière, dans l’administration militaire. Il reprend ensuite son poste au Laboratoire Curie, dont il devient directeur en 1935. Son activité de recherche est accompagnée d’une activité d’enseignement, principalement à l’EMPCI où il devient directeur des études en 1935 et dont il assure la direction après l’arrestation de Paul Langevin en 1940. Il a reçu de nombreuses décorations et a créé le prix Holweck, en hommage à son collègue résistant. Après la Seconde Guerre mondiale, il décide de prendre sa retraite et laisse la direction du laboratoire à Irène Joliot-Curie.

En 1948, sa dernière publication est une note de deux pages à propos des conséquences climatiques de la bombe atomique :

… je pense que les explosions de bombe atomique constituent un danger sérieux pour les différentes régions du globe. Les autorités qui ordonnent et organisent de telles expériences ont une grande responsabilité.

© Musée Curie

André Debierne, 1901

© Musée Curie (coll. ACJC)

Marcel Laporte, Fernand Holweck, un homme non identifié, André Debierne, Irène Joliot-Curie et Marie Curie dans la bibliothèque de l’Institut du Radium, 1928

© Musée Curie (coll. ACJC)

Frédéric et Irène Joliot-Curie, avec André Debierne, lors de la fête donnée à l'Institut du radium à l'occasion de la remise du prix Nobel de 1935.

© Musée Curie (coll. ACJC)

André Debierne au pot de thèse de Bernard Pullman, 11 juin 1948.

© Musée Curie (coll. Institut du Radium)

Fernand Holweck et sa mère vers 1915 devant une lunette astronomique créée entièrement par lui, exceptée la lentille.

© Musée Curie (coll. Institut du Radium)

Fernand Holweck effectuant des mesures à l’Institut du Radium, vers 1914

 © Musée Curie (coll. Institut du Radium)

Fernand Holweck devant son cadre goniométrique et son récepteur, vers 1917

© Musée Curie (coll. ACJC)

Montage destiné à la mesure de l’absorption des gaz par la méthode de la “pression constante”, travaux de Fernand Holweck, novembre 1921

© Musée Curie (coll. ACJC)

Montage destiné à la mesure de l’absorption des gaz par la méthode de la chambre intermédiaire, travaux de Fernand Holweck, novembre 1921

Fernand Holweck (1890-1941)

Comme de nombreux collaborateurs du Laboratoire Curie de l’Institut du Radium, Fernand Holweck a été formé à l’Ecole Municipale de Physique et Chimie Industrielles de la Ville de Paris (EMPCI). Il en sort major en 1910 (26e promotion). Son parcours témoigne de ses capacités d’expérimentateur et d’inventeur. Il est signalé comme inventeur de trente-sept brevets entre 1913 et 1941.

Son travail porte particulièrement sur les ondes. Il travaille d'abord au perfectionnement de la Transmission Sans Fil (TSF) en haut de la tour Eiffel durant son service militaire (1912-1913) avec Gustave Ferrié. Pendant la Première Guerre mondiale, il est de nouveau affecté aux télécommunications et parvient notamment à intercepter des communications ennemies en mettant au point un système d’écoute souterraine. Il termine la guerre en travaillant sur des dispositifs d’écoute sous-marine comme adjoint de Paul Langevin et dans un laboratoire dirigé par Marcel Tournier.

Au sein du Laboratoire Curie, il travaille principalement sur les rayons X de grande longueur d’onde ou rayons X dits « mous », dont l’étude fait l’objet de sa thèse de doctorat, soutenue en 1922. Il poursuit ses travaux sur les rayons X pendant les années 1920, avant de les aborder sous un nouvel angle. En effet, devenu chef de travaux, il collabore avec Antoine Lacassagne du laboratoire Pasteur de l’Institut du Radium pour étudier les effets biologiques des rayons X. Ce nouvel axe de recherche l’amène à mettre en place de nouveaux appareillages expérimentaux, visant par exemple à établir et maintenir le vide dans les tubes à rayons X afin d'améliorer la précision de mesure et réduire les perturbations.

Parallèlement à ses travaux au sein de l’Institut du Radium, Fernand Holweck est sollicité pour des travaux divers, dont les principaux concernent la TSF, en collaboration avec le ministère de la Marine, un nouveau prototype de télévision, en collaboration avec Edouard Belin, et enfin la mise au point d'un gravimètre d’une grande précision avec Pierre Lejay.

Résistant lors de la Seconde Guerre mondiale, il est placé sous surveillance, arrêté, torturé et tué en décembre 1941.

André Debierne, directeur du laboratoire Curie à cette période, organise la création d’un prix scientifique en son honneur. Le prix Fernand Holweck, établi en 1945 et décerné à partir de 1946, est attribué encore aujourd'hui alternativement par la Société Française de Physique (SFP) et par l’Institute of Physics (IOP).

Antoine Lacassagne (1884-1971)

Issu d’une famille de médecins lyonnais reconnus, fils d’Alexandre Lacassagne, c’est naturellement qu’Antoine Lacassagne commence des études de médecine et suit les cours de Claudius Regaud en histologie. Ses travaux, Etude histologique et physiologique des effets produits sur l'ovaire par les rayons X, lui permettent d’obtenir son doctorat de médecine en 1913. En 1914, Antoine Lacassagne reçoit pour ses travaux de thèse le prix Godard de l’Académie des sciences. Entre temps, Regaud est devenu le directeur du Laboratoire Pasteur de l’Institut du Radium et propose à Lacassagne de le rejoindre à Paris comme assistant. Ils commencent à travailler tous deux en collaboration avec André Debierne sur les effets biologiques du radon.

Les années 1920 et 1930 sont particulièrement denses en évenements pour Lacassagne. Après la Première Guerre mondiale, durant laquelle il est mobilisé comme médecin-auxiliaire à l’Armée d’Orient, ses travaux prennent une orientation thérapeutique et ne se limitent plus à la recherche fondamentale. En effet, durant la guerre, les avancées scientifiques et médicales ont permis de renforcer la lutte contre le cancer. En 1924 il collabore avec Jeanne Lattès à la mise au point de la méthode auto-histo-radiographique. Cette méthode permet d’améliorer la précision en curiethérapie, technique utilisée jusque dans les années 1970 pour traiter certains cancers à l'aide de matériaux radioactifs. En 1928, Lacassagne poursuit également ses études des effets biologiques des rayons X avec Fernand Holweck. Ces travaux permettent de distinguer les cas d’utilisation des diverses formes de thérapie du cancer : chirurgie, traitement par rayons X, traitement par rayons γ issus de matières radioactives. A partir de 1935, il arrête ses activités thérapeutiques pour se consacrer de nouveau uniquement à la recherche fondamentale. Il prend la direction du Laboratoire Pasteur et de la Fondation Curie en 1937, à la suite de Claudius Regaud.

Antoine Lacassagne tente de poursuivre ses travaux de recherche dans les années 1940 malgré la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation. Il travaille ainsi avec Frédéric Joliot-Curie, qui propose la création d’une chaire de radiobiologie au Collège de France, attribuée à Lacassagne en 1941. Peu de temps après, Lacassagne commence sa collaboration avec Raymond Latarjet, qui prendra sa succession à la tête du Laboratoire Pasteur. Après la guerre, marqué par l’occupation, il rejoint le Mouvement de la paix et fait partie des signataires de l’Appel de Stockholm en 1950. Ses derniers travaux portent sur les effets cancérigènes des hydrocarbures.

Enfin, Lacassagne est également préoccupé par les effets nocifs des rayonnements pour les professionnels, qui sont à leur contact au quotidien. En 1925, il présente à l’Académie de médecine des observations portant sur le décès de deux ingénieurs qui ont travaillé au contact de substances radioactives. Il en conclut : « comme semblent l’établir nos deux observations, dans l’effet des radiations sur le système sanguin, tantôt leur action destructive l’emporte conduisant à l’anémie grave, tantôt leur action irritative prédomine et peut provoquer l’établissement d’une leucémie ».

L’ensemble de ses travaux ont fait de Lacassagne une personnalité marquante de l’Institut du Radium. Il est reconnu par ses pairs : il est président de la Ligue contre le cancer à partir de 1956, membre de l’Académie de médecine en 1948, de l’Académie des Sciences en 1949 et il reçoit le prix des Nations Unies en 1962.

© Musée Curie (coll. Fondation Curie)

Dr. Claudius Regaud et son équipe devant le pavillon Pasteur de l’Institut du Radium, été 1923. Antoine Lacassagne est au premier rang, deuxième en partant de la droite.

© Musée Curie (coll. Lacassagne)

Antoine Lacassagne dans son laboratoire au pavillon Pasteur de l’Institut du Radium, vers 1930

© Musée Curie (coll. Fondation Curie

Antoine Lacassagne, vers 1950

© Musée Curie (coll. Fondation Curie)

Antoine Lacassagne dans son bureau au pavillon Pasteur de l’Institut du Radium, vers 1960

© Musée Curie (coll. ACJC)

Raymond Latarjet (1911-1998), en janvier 1969

© Musée Curie (coll. Service iconographique de l'hôpital)

Raymond Latarjet en costume d’académicien lors de son entrée à l’Académie des Sciences, 8 novembre 1973

Raymond Latarjet (1911-1998)

Raymon Latarjet est lui aussi le fils d'un médecin lyonnais, comme Claudius Regaud et Antoine Lacassagne. Il naît en 1911. Il achève des études de physiques par une thèse de doctorat en 1937 : Le dosage des rayonnements ultraviolets utilisés en thérapeutique. Il prend ensuite le chemin de la médecine et soutient une thèse de doctorat 1940, Quelques actions des rayons ultraviolets sur les microbes en suspension dans l'eau physiologique.

Grâce à cette double formation portant sur les rayonnements et la médecine, Latarjet est invité par Lacassagne à rejoindre l’Institut du Radium en 1941.

Il commence alors à provoquer et étudier des mutations virales entraînées par les rayons ultraviolets. Avec Salvador Luria, il démontre la variabilité du pouvoir infectieux d’un virus n’affectant que les bactéries durant son cycle de multiplication. Ensemble, ils introduisent une nouvelle méthode qui permet l’étude du cycle intracellulaire d’un virus, en établissant les courbes dites “Luria-Latarjet”.

Raymond Latarjet, comprenant auprès de Lacassagne et des Joliot l’évolution des études sur le nucléaire et l’essor de la radiothérapie, participe à faire de la radiobiologie une discipline-clé. Il succède à Lacassagne à la direction du Laboratoire Pasteur en 1954.

En 1959 il fait partie de l’équipe de médecins qui soigne les six physiciens yougoslaves irradiés suite à l’accident de Vinca.

Directeur de la section biologie de l'Institut du Radium de 1954 à 1977, il est à l’origine de l’installation du laboratoire de biologie à Orsay, qu’il dirige de 1964 à 1977 et qui est aujourd’hui le Laboratoire Raymond Latarjet. En 1970 il initie la fusion de la Fondation Curie et de l'Institut du Radium. C'est toujours lui qui, huit ans après la fusion, propose l’appellation Institut Curie, qui est restée le nom officiel de l’organisation jusqu’à aujourd’hui.

En parallèle de sa carrière au sein de l'Institut, Latarjet occupe également des fonctions dans de nombreuses organisations telles que l’Association française de Lutte contre le Cancer. Il est également membre de l’Académie des Sciences.

Louis Ragot

Ayant fait toute sa carrière au laboratoire Curie, Louis Ragot est un représentant emblématique de ce que Marie Curie appelait les « travailleurs du laboratoire » non scientifiques. Il débute sa carrière en 1904 dans le nouveau laboratoire dirigé par Pierre Curie, rue Cuvier. Il est formé à la serrurerie et à la mécanique, et au laboratoire Curie il s’occupe de préparer les appareils expérimentaux pour les chercheurs et de les adapter selon leurs besoins.

Pour des raisons médicales, il n’est pas mobilisé pendant la Première Guerre mondiale et accompagne Marie Curie dans le déménagement du Laboratoire Curie vers l’Institut du Radium. Son expérience de mécanicien lui permet de seconder Marie Curie en participant à la mise en place de voitures radiologiques.

Après la guerre, Ragot reprend ses activités de mécanicien du laboratoire. Avec le retour des hommes, et le rétablissement progressif des activités usuelles du laboratoire, Louis Ragot voit son équipe s’agrandir, avec notamment l’arrivée d’un jeune apprenti, Rémy Le Breton, mais aussi d'un électricien, d'un souffleur de verre, d'un menuisier, etc... L’atelier de mécanique occupe de plus en plus d'espace dans le laboratoire, et est également mieux équipé qu'avant la guerre.

Louis Ragot est le premier habitant de l'Institut du Radium, il vit en effet au-dessus du laboratoire, dans un appartement prévu dès la construction du bâtiment Curie. Il fait partie des collaborateurs qui ont longtemps accompagné le travail des Curie, et son parcours témoigne de l’évolution du fonctionnement des laboratoires scientifiques de cette époque. De ses débuts de mécanicien de laboratoire, il devient formateur et chef d’atelier, ayant davantage d’outils à sa disposition et dirigeant une équipe.

© Musée Curie (coll. ACJC)

Louis Ragot, premier mécanicien de laboratoire des Curie, devant l’escalier du Pavillon Curie de l’Institut du radium, côté jardin, vers 1925

Photo "Je Sais Tout". © Musée Curie (coll. Institut du radium)

Atelier de mécanique du Laboratoire Curie à l’Institut du Radium avec Louis Ragot, Georges Boiteux, Rémy Le Breton, 1922.

Pour aller plus loin

Archives

> Inventaire des archives d'André Debierne sur Calames : son dossier chercheur et ses archives en tant que directeur de l'Institut du Radium

> Inventaire du dossier chercheur de Fernand Holweck sur Calames

> Inventaire des archives d'Antoine Lacassagne à l'Institut Pasteur

> Inventaire des archives de Raymond Latarjet à l'Institut Pasteur
> Hommage à Raymond Latarjet de Raymond Devoret, archives Musée Curie

Articles, livres, autres

> Portrait d'André Debierne par C215 et son analyse par l'Ecole du Louvre Junior Conseil
> Sur la guerre, la bombe atomique, la pluie, la sécheresse, le beau temps et le régime Bikinien. Note de M. André Debierne. Comptes-rendus de l'Académie des Sciences, 1948

> Virginie Moisy-Maurice, Fernand Holweck (1890-1941) «Des mains en or...», mémoire de Master 2 d'épistémologie, histoire des sciences et techniques, Université de Nantes, 2013
> Hommage à Fernand et Jacqueline Holweck, Bulletin de l’ACJC, no 4, 1995
> Biographie de Fernand Holweck dans le Maitron des fusillés 1940-1944

> Cent ans de recherches en cancérologie : le rôle d’Antoine Lacassagne (1884-1971), par Brigitte Chamak, 2011
> Un scientifique pendant l’Occupation : le cas d’Antoine Lacassagne, Revue d’Histoire des Sciences, 57/1, 2004, pp. 101-133, par Brigitte Chamak
> Notice sur la vie et les travaux de Antoine Lacassagne (1884-1971) par Raymond Latarjet
> Portrait d'Antoine Lacassagne par C215 et son analyse par l'Ecole du Louvre Junior Conseil

> In memoriam : Raymond Latarjet, par John Jagger et Ethel Moustacchi, Radiation research 151 pp 230-231 (1999)
Portrait de Raymond Latarjet sur le site de l'INSERM
> Portrait de Raymond Latarjet par C215 et son analyse par l'Ecole du Louvre Junior Conseil

> Les coulisses des laboratoires d'autrefois, par Anaïs Massiot et Natalie Pigeard-Micault, 2016