La revue de presse américaine du voyage de Marie Curie aux Etats-Unis
Publié le 11/05/2023
Modifié le 15/09/2023
par Nathalie Huchette et Aurélie Lemoine
Modifié le 15/09/2023
par Nathalie Huchette et Aurélie Lemoine
Temps de lecture: 12mn
Les 13 volumes de la revue de presse
Marie Curie achève à l’été 1921 un long séjour officiel de presque deux mois aux Etats-Unis. Elle s’y rendait pour réceptionner un gramme de radium, un don issu d’une collecte de fonds initiée par la journaliste américaine Marie Mattingly Meloney (1878-1943), et qui doit lui permettre de poursuivre ses recherches. Quelques mois après ce périple, Maire Curie reçoit un autre cadeau : une volumineuse revue de presse répartie en 13 gros albums. Celle-ci présente une synthèse des retombées du voyage dans les journaux américains, publiées entre avril 1920 et septembre 1921.
A l’intérieur, sont rassemblés au total 19 845 articles plus ou moins longs, reportages, brèves ou entrefilets. A notre connaissance, il n’existe pas d’autre ensemble de ce type, ce qui lui confère le statut de collection unique au monde. 95% des coupures de presses sont consacrées au voyage en lui-même. Les autres évoquent le travail de chercheuse de Marie Curie, et un possible déménagement de celle-ci aux Etats-Unis, sans aucun réel fondement.
Une revue de presse ou relevé de presse est un genre journalistique et entrepreneurial qui consiste en une compilation d'articles de presse généraliste ou spécialisée, à une échelle géographique et temporelle choisie.
Ces 13 albums forment en fait deux ensembles distincts : onze de ces volumes ont été offerts à Marie Curie par la United States Radium Corporation, une entreprise du New Jersey spécialisée dans les peintures radioactives luminescentes. Celle-ci ambitionnait de les confectionner dans une facture soignée et de laisser un bon souvenir à la savante. Les reliures sont en cuir et les titres, en français, sont inscrits en lettres embossées dorées.
De dimensions conséquentes (52 cm de longueur, 35 cm de largeur, et 9 cm d’épaisseur), chacun des volumes pèse environ 5 kg et regroupe en moyenne 1600 coupures de presse, soit 18024 articles au total. Repliés sur eux-mêmes, se chevauchant ou collés les uns sur les autres, leur disposition rend leur lecture et leur manipulation très difficiles, voire impossibles.
Un commanditaire anonyme a réalisé la seconde revue de presse en deux volumes, de taille et de poids beaucoup plus modestes (40 cm de longueur, 29 cm de largeur, et 6.5 cm d’épaisseur). Il a opté pour un intitulé en anglais, plus direct, toujours en lettres dorées sur une couverture de cuir noir : « Press reports on the Visit of Madame Curie to the United States » mais avec un agencement des articles différent. Aucune pliure ni chevauchement, tous les articles sont collés dans leur intégralité aux rectos et versos de chaque feuillet.
Pour collecter les articles parus sur le sol américain, il semble que les deux commanditaires ont fait appel aux services d’une société type « Argus de la presse » pour recenser les écrits comportant des termes et mots-clés bien précis comme « Marie Curie », « Irène Curie », « Radium », « Eve Curie », etc. Cette méthodologie est repérable par les marques de crayon laissées sur les articles.
Souvent rédigées par des agences de presse, les mêmes dépêches sont fréquemment reprises mots pour mots par les différents journaux, et il n’est pas rare de retrouver ces brèves en 15 ou 20 exemplaires.
Une véritable chronique de voyage
Pour ce voyage aux Etats-Unis, Marie Meloney met sur pied un programme chargé et très complet : conférences, visites d’université, et grandes écoles, rencontres avec des industriels, sorties mondaines et visites touristiques privées. En tant que journaliste, elle parvient à mobiliser la presse pour diffuser son appel à la générosité publique et faire connaitre la venue en Amérique de la scientifique française. Des articles illustrés présentés dans cette revue de presse racontent de façon éloquente l’entrée de Marie Curie et de ses filles sur le sol américain le 11 mai 1921. On l’installe dans un fauteuil sur le pont supérieur du transatlantique Olympic. Quarante appareils photographiques et caméras sont braqués sur elles. Cette arrivée spectaculaire donne le ton de l’écho que la presse américaine va donner à ce périple de 6 semaines et demie. Les journalistes emboitent le pas de Marie Curie dans sa « tournée américaine ». Ils écrivent les chapitres de cette aventure.
De l’annonce de la venue de Marie Curie aux Etats-Unis jusqu’à son retour en France, en passant par la rencontre avec le Président Warren Harding (1865-1923), cette revue de presse s’apparente à une véritable chronique journalière des déplacements de la célèbre scientifique, et révèle son importante couverture médiatique.
Chacune des interventions publiques de la scientifique, chaque visite privée, est relayée par 3475 journaux différents au minimum (pour près de 350 articles, la référence du journal est malheureusement illisible ou inconnue). Des plus grands quotidiens nationaux - Washington Post et Philadelphia Public Ledger entre autres – aux plus petits journaux ou gazettes plus confidentiels, tel le Devils Lake world and inter-ocean , chacun raconte la présence de Marie Curie à tel ou tel endroit. Certains journaux tel le New York Times se passionnent totalement pour cette visite et celui-ci fait paraitre 302 articles à ce sujet.
Mais il demeure une exception car parmi ces 3475 journaux identifiés, 2340 d’entre eux ne publieront qu’un ou deux papiers relatifs à la présence de Marie Curie aux Etats-Unis. Ils évoqueront la présence de la chercheuse dans leur ville ou environs mais n’iront pas au-delà de ce passage éclair d’une journée, voire de quelques heures.
En s’attardant sur le contenu des articles on peut découvrir le programme détaillé des lieux où Marie Curie est accueillie ; les doyens d’universités et scientifiques de renom qu’elle rencontre ; les distinctions honorifiques et les hommages qu’elle reçoit, et la façon dont elle est perçue, adulée. Le NJ Ledger de Newark titre par exemple le 21 juin 1921 : « Harvard honors Madame Curie as another Newton » (trad. « Harvard honore Madame Curie comme un autre Newton »). Son attitude est aussi scrutée par les journalistes : on s’inquiète de son état de santé et de sa fatigue. Les annulations qui s’en suivent, ses réponses laconiques, mais aussi ses échappées touristiques, sont rapportées. Ses filles n’échappent pas non plus à cette exposition médiatique. « Irène Curie aime la science. Irène Curie suit les traces de sa mère. Sa sœur Eve préfère le jazz » écrivent-ils.
Le traitement médiatique et la construction d’un mythe
Pour les besoins de sa collecte de fonds, Marie Meloney transforme ce voyage en événement médiatique en impliquant la presse. Si cette dernière se fait le relais de l’importance des dons collectés, elle diffuse également une image quelque peu romancée de Marie Curie, et sème ainsi les germes d’une certaine mythification de la scientifique. Cet ensemble représente un moyen d’analyser la façon dont la presse écrite américaine a présenté la savante au public américain.
Plusieurs gros titres sont très élogieux à son égard, recourant aux emphases et hyperboles littéraires, quitte à inventer une nouvelle Marie Curie. Des articles vénèrent tour à tour la grande scientifique découvreuse du radium, la femme de génie la plus célèbre du monde, travailleuse miséreuse et courageuse, menant une vie simple, mais aussi la mère aimante, la femme tendre, née dans un pays opprimé, ayant eu une enfance pauvre et dont la pauvreté persiste tout au long de sa vie : dans son ménage avec Pierre, pour leur découverte et leurs recherches, au point d’envisager d’émigrer aux États-Unis.
Il est d’ailleurs souvent fait allusion au rôle salvateur de l’Amérique et des Américains. Sans la participation active de cette Nation et des associations de donateurs, il est impossible pour Marie Curie d’acheter le précieux radium. Ses recherches ne peuvent se poursuivre et encore moins aboutir. Marie Meloney, qui endosse le rôle d’attachée de presse et de directrice de campagne de l’événement, n’est pas étrangère à l’usage de cette manipulation littéraire.
Quant aux informations sur le gramme de radium et ce à quoi il doit servir, elles comportent des inexactitudes ou des raccourcis simplistes. A cette époque, le cancer devient curable grâce au radium, les nouveaux traitements semblent efficaces et sont source d’espoir. Le Boston Herald et le New-York Tribune titrent “Du radium pour la guerre contre le cancer”.
D’autres journaux déclarent qu’avec ce gramme de radium américain, Marie Curie sera en mesure de soigner le cancer, d’améliorer les traitements existants et d’en trouver de nouveaux.
Marie Curie n’a jamais rien prétendu de tel. Elle n’est pas docteur en médecine et n’a jamais soigné le cancer. Certes, les recherches que le gramme de radium permettra de mener, aideront la lutte contre le cancer, mais de façon indirecte. Ces affirmations, beaux arguments de communication, permettent non seulement à la mère de famille américaine, cœur de cible de cette campagne, de s’identifier à Marie Curie, mais ils visent surtout à sensibiliser les donateurs à la bonne cause et justifier de l’imposante somme collectée.
La teneur et l’accumulation de ces retombées presse contribuent à faire entrer la vie de Marie Curie et sa personnalité dans la légende, hissant la femme au statut d’icône de la science, diffusant des clichés persistants dans l’imaginaire collectif et bien éloignés de la réalité historique. En se prêtant volontairement au jeu médiatique orchestré par Marie Meloney, Marie Curie participe à la construction de ce mythe, comme en atteste la revue de presse conservée par le Musée Curie.
Le parcours de la revue de presse jusqu’au Musée Curie et sa patrimonialisation
Le Musée Curie ne dispose que d’informations parcellaires sur l’itinéraire de cet ensemble, de sa réception par Marie Curie jusqu’à aujourd’hui. Entre 1921 et 1956, nous ne connaissons ni leur lieu de conservation, ni leur usage. Une correspondance entre Eve Curie (1904-2007), fille cadette de Marie et Pierre Curie, et Etienne Dennerry, à l’époque administrateur général de la Bibliothèque nationale de France (BnF) nous apporte de nouveaux renseignements. En 1956, suite au décès de sa sœur Irène Joliot-Curie (1897-1956), Eve Curie prend en effet la décision de déposer l’ensemble des archives de ses parents dans un coffre de banque au Crédit Lyonnais de Paris.
Aucun de ces documents ne sera accessible au public jusqu’au 23 avril 1967, date à laquelle Eve Curie organise la donation des archives de ses parents à la BnF. Une liste des documents contenus dans le coffre est dressée. Certains gagnent les rayonnages de la BnF, les autres – dont les volumes de la revue de presse – sont rapatriés dans les locaux du laboratoire Curie. Ces derniers sont entreposés dans le meuble bibliothèque de l’ancien bureau des directeur.rices, intégré aujourd’hui au parcours de visite du musée. La revue de presse n’en sortira qu’en 2012, au moment de la rénovation du Musée Curie, pour rejoindre les autres fonds d’archives, de photographies historiques et imprimés conservés au Centre de ressources historiques du musée. Elle fait désormais partie intégrante des collections du musée et en devient l’une des pièces phares. Quelques exemplaires sont par la suite exposés à tour de rôle dans une vitrine dédiée de l’espace d’exposition permanente du musée. Exceptionnellement, un volume a été prêté en 2017 au Panthéon lors de l’exposition commémorative du 150ème anniversaire de la naissance de Marie Curie.
L’état des volumes étant particulièrement dégradés, il est décidé en 2022 de faire restaurer les reliures et couvrures par un atelier spécialisé. Cette restauration n’a été possible que grâce à la générosité de donateurs. Le papier journal étant fragile par nature, les pliures, déchirures, lacunes et décollements sont malheureusement nombreux à l’intérieur des 13 volumes de la revue de presse, rendant la consultation et le prêt inenvisageables. Un méticuleux travail d’inventaire a cependant été réalisé au Musée Curie en 2015, qui a permis de dresser une liste exhaustive des articles contenus dans l’ensemble de la revue de presse américaine. Cet inventaire, librement consultable sur le web depuis 2016, donne accès à tous publics aux informations contenues dans les albums.
Pour aller plus loin
> L’inventaire de la revue de presse américaine sur Calames;
> La vitrine de la revue de presse, dans la visite virtuelle du Musée Curie;
> Le billet dédié au voyage aux États-Unis de Marie Curie;
> La vidéo dédiée au voyage aux États-Unis de Marie Curie.